« Bill, t’y comprends queq’chose, au fric ? Qu’est-ce que je peux faire, Bill ? Dis-le moi. Je suis écœuré. » Il m’agrippe le bras. « J’ai la trouille, Bill. La trouille de l’avenir, la trouille de la vie. Tu comprends ? » Il semble sur le point de venir se réfugier dans mon giron comme un môme, convulsé par une répugnante soif d’absolution. » --- (William Burroughs, Lettres de Tanger à Allen Ginsberg, 1953-1957)
Ce
n’est que très exceptionnellement qu’il m’arrive de faire état sur ce blog,
comme dans mes écrits en général, de mes pérégrinations salariées dans
l’univers, réputé mystérieux, de la bibliophilie. Tout le
monde a en tête les délires du genre la Neuvième
Porte, sans parler de Dan Brown. Et
personnellement j’en ai aussi un peu ma claque de ces sermons sur
l’accaparement de la culture par les démons monstrueux de la spéculation — lesquels
pourraient n’être pas dénués de fondements, j’en conviens, si leurs auteurs
possédaient la capacité d’écouter
autre chose que le son de leur propre voix, condition sine qua non d’une véritable approche critique. Pour l’heure ça n’est
pas le sujet (quoique).
Le
pire moment de l’année pour moi (parce que du fait d’une maladie des yeux je
souffre de la luminosité sous la verrière, de la chaleur, plus cette fois je me
suis en plus flingué le pied…) est constitué par le Salon international du Livre Ancien. Celui-ci se
tient au printemps au Grand-Palais. Même
si l’ancien y domine effectivement, « salon du livre rare et
précieux » constituerait sans doute une appellation plus juste : un
ouvrage très récent y aura également sa place pourvu qu’il ressortisse, pour
une raison ou une autre, du domaine de la collection. C’est ainsi qu’à
l’occasion de la dernière édition en date du SILA, un jeune libraire suisse, Alexandre
Illi, y a exposé un curieux livre d’artiste - mais sans nom d’artiste ! – dont
le concept et, dirai-je même, la nature peuvent heurter la sensibilité de
certains : déjà au salon, il s’est trouvé parmi les confrères des voix,
certes peu nombreuses, pour s’inquiéter que leur commune clientèle, non
seulement plutôt très aisée mais aussi présumée plus conservatrice que les
acheteurs d’art contemporain, ne prenne en mauvaise part cette coûteuse
plaisanterie… tandis que c’est l’aspect coûteux, justement, qui risque de
scandaliser les crevards dans mon genre, vivant d’un SMIC (et, en ce qui me
concerne, des largesses de ma moitié). Avant de crier au meurtre de la décence,
néanmoins, rappelons-nous que par le passé, de plus ou moins bonne grâce, nous avons
avalé ceci :
Et
aussi cela :
Comparé
à la « vanité » incrustée de diamants créée par Damien Hirst, qui investit
dans sa fabrication des dizaines de millions (de livres, d’euros, de dollars,
qu’importe…) et fit bien plus que les récupérer, le livre « de prix »
présenté par Alexandre Illi a tôt fait d’apparaître comme une extravagance
somme toute assez mesurée. En voici le descriptif, repris tel quel de son
catalogue :
Tout
cela ne manque au fond pas de pertinence, le parti-pris de parodie me
paraissant dénoter de la part du rédacteur une défiance presque naïve, sa
conviction — pas d’ordre intellectuel, mais une croyance
instinctive — qu’aucune forme d’humour ou de dérision ne saurait entrer
dans la formulation d’une telle proposition artistique quand elle n’émane pas
d’un non professionnel comme lui, mais d’un artiste reconnu. Un réflexe de
distanciation d’autant plus surprenant qu’on devine facilement que si l’activité
principale du « non professionnel » en question n’en fait pas à
proprement parler un acteur du monde de l’art, elle le place à son contact, le
situe, dirons-nous, quelque part dans ses marges… Alors, l’humour suisse
s’apparente-t-il à l’humour belge ? Cette question, sous la plume (sic)
d’un Français, peut sembler désobligeante : comme si l’humour dans l’absolu,
débarrassé de toute épithète nationale, constituait notre propriété. J’ai dans
l’idée qu’il s’agit au contraire d’un réflexe d’humilité comparable à celui que
je viens de décrire. Molière et Rabelais depuis longtemps disparus,
l’humour nous fait désormais en France l’effet d’une denrée exotique, que dans
notre littérature du moins il aura fallu réimporter via Lautréamont (né en
Uruguay) puis Tzara (né en Roumanie). Un contre-exemple en serait Jarry, mais
surtout pas André Breton, beau poète qui découvrant l’humour noir crut
cependant bon d’en faire un dictionnaire.
Le
créateur de l’œuvre m’accorderait sans doute volontiers que les Suisses ne sont
pas connus pour parler d’argent, mais plutôt pour leur capacité à ne pas en
parler. Ce livre-objet résout la difficulté et parle de l’argent en lui donnant
la parole. Que Bob Dylan ait pu chanter jadis Money doesn’t talk, it swears ne doit pas nous dispenser d’écouter,
le héros de la génération Peace & Love ayant lui-même fait la preuve d’un
stoïcisme remarquable lorsqu’il a s’agit d’encaisser,
décennie après décennie, ce flot d’injures ininterrompu par la maille à lui
adressé.
La
question n’est pas celle du juste prix, mais le prix résume la question — une
fois mis en équation avec le titre du livre et son contenu.
Prix
marqué : 20 000 € à Paris, soit environ 25 000 CHF.
Valeur
des vrais billets contenus dans l’œuvre : 1 000 x 10 = 10 000 CHF.
Valeur
à l’achat des « vrais-faux » francs suisses sur le marché des billets
de collection : 50 x 10 = 500 CHF
(jusqu’à 800 € si revendus au meilleur cours).
Coût
estimé de la reliure : 2 000 CHF
(chemises, étuis, matériaux et travail).
Le
vendeur peut donc espérer dégager une marge de 12 500, ce qui est certes
confortable et correspond à son apport, lequel lui revient ainsi doublé. A
toutes fins utiles, précisons qu’il y a cependant très peu de chances
d’atteindre effectivement ce résultat : on n’est pas dans une logique
d’enchères, et l’acheteur éventuel parviendra presque certainement à négocier
le prix à la baisse. Autre bémol, plus notable : faute de bénéficier du
prestige de la signature d’un artiste reconnu, ce livre-objet constitue un pari
relativement hasardeux de la part de la personne ayant investi dans sa création
car il est loin d’être invraisemblable qu’au bout du compte (sic) il ne trouve
pas d’acheteur.
En
plus du caractère, comment dire, réflexif
de son prix, c’est précisément à cette absence d’une signature d’artiste
— signature ou attribution qui souvent, à l’inverse, établit la valeur
marchande de l’œuvre la plus modeste ou la plus immatérielle — que l’objet-concept
30 000 doit la plus grande part
de son intérêt, en tout cas à mes yeux. Car la valeur marchande d’une œuvre,
répétons-le, n’est garantie par rien hormis la réputation de son auteur. Elle
n’est de toute façon pas fixe : si le premier vendeur/l’artiste, dans
l’hypothèse d’une mévente, en sera simplement pour ses frais (ici fort
conséquents), l’éventuel acheteur risque lui de se placer dans une situation
plus délicate puisque la valeur qu’il aura reconnu à l’œuvre en l’achetant ne
sera pas nécessairement reconnue par d’autres, à moins qu’il ne fasse lui-même
figure d’autorité. Il n’y a en théorie pas de limite à la possible chute du
prix d’une œuvre (au sens du prix maximum qu’un « repreneur » sera
prêt à payer au précédent acheteur pour l’acquérir) qui, en un mot comme en
cent, peut tomber à zéro. Or, même si l’on ne saurait demander au libraire d’insister
là-dessus dans son argumentaire, 30 000
a cela d’unique qu’une telle dépréciation permettrait en même temps à l’œuvre de
connaître son plus parfait accomplissement sur le plan artistique. Son
possesseur, en effet, aurait à choisir s’il conserve sa foi dans la valeur
intrinsèque de ce travail. Faute de quoi, ne lui restera que d’avoir fait une
très mauvaise affaire en payant 20 000 € (ou avec de la chance un peu
moins) une marchandise dont personne ne veut même pour, disons, la moitié de ce
prix, voire dont plus personne ne veut du tout… et la possibilité, pourtant, de
récupérer une part non négligeable de cette somme (10 000 CHF, plus de
8 000 €) à condition de démonter le livre !
On
l’a compris, dans le worse case scenario
que je viens d’évoquer, les dix billets de 1 000 CHF une fois débarrassés
de leur reliure (elle-même guère susceptible d’être négociée en dépit de sa
qualité d’exécution) pourront tout simplement être dépensés, avec d’autant plus
de profit (relatif) si jamais le franc suisse a monté. Les dix de 2 000
n’ont pas cours, mais pourront cependant être renégociés sur le marché des
billets de collection : là encore, une hausse de leur cours dans les
années ayant suivi la fabrication du livre pourrait fournir l’occasion d’une
bonne surprise. Qui sait ? Une hausse vraiment spectaculaire (atteignant
le double du cours supérieur d’aujourd’hui) aurait même une chance de permettre
à l’iconoclaste d’ajouter aux 8 000 en vrais billets de quoi atteindre la
moitié du prix d’achat initial du livre sacrifié. Il devient du même coup assez
clair que si le propriétaire du livre, ayant échoué à le revendre, ne s’en
refuse pas moins à le démanteler, cela constituera de sa part un acte de foi
dans la valeur intrinsèque de l’œuvre, un choix radical assorti d’un vrai
sacrifice financier auquel, d’ordinaire, nul acheteur d’art n’est jamais
contraint (en cas de « mauvais investissement », le choix habituel
est entre vendre à perte, ou se résoudre à conserver un bien déprécié, puisque
sa destruction n’apporterait de toute façon aucun bénéfice). Certes, le démantèlement
des livres à gravure, par exemple, est un fait avéré, et qu’il est légitime de
déplorer. Il s’agit pourtant d’une réalité fort différente, celle d’une œuvre à
la fois une et composite dont les différentes parties sont susceptibles d’être
monnayée auprès d’acheteurs peu regardants comme des œuvres à part entière
— un statut qui n’est pas entièrement usurpé.
L’art
conceptuel, ou en partie conceptuel, n’a-t-il pas pour vocation de nos ouvrir
de telles perspectives, à la fois troublantes et rigolotes ? Je dois dire
que celle-ci m’amuse assez, même si je m’en voudrais de souhaiter pareille
mésaventure à la personne qui aura eu le goût (en plus des moyens) d’acheter ce
livre, et, surtout, à Alexandre Illi qui est l’une des personnes les plus
plaisantes et malicieuses que j’ai eu l’occasion de rencontrer dans le domaine
étrange où j’exerce mon activité salariée. Après tout, sans la distraction
fournie par son drôle de livre pour moi plus qu’hors de prix, ces journées de
labeur sous la verrière surchauffée du Grand-Palais m’auraient paru beaucoup
plus ennuyeuses.
Et qui plus est, il reste le seul, à ma connaissance, à avoir su capturer sur un support photographique (comme d'éminents victoriens, jadis, le firent des fées hantant leurs jardins) la MAIN INVISIBLE du marché.
FM
Tell me what’s a dollarTell me what a dollar is ---(Chain and the Gang, 2009)
- The Psychic Soviet -
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