mercredi 16 septembre 2009

NORD - Florian range ta chambre, épisode 5: Retour vers le futur

L’adolescent (14 ans ? 15 ?) approche la main de son oreille, l’engage vers la nuque et la redirige vers l’autre oreille, comme pour se passer du gel dans les cheveux. Notons cependant que l’exercice ne se limite pas à ce seul mouvement, certes emblématique, d’enrober la tête avec le bras, mais, plus proche en cela du jumpstyle, implique d’entreprendre simultanément l’exécution du même geste — cette tentative demeurant pour l’essentiel symbolique car vouée à l’échec — avec la jambe. L’ensemble de ces figures doit être réalisé dans le laps de temps où le jeune, de par le résultat d’une puissante impulsion de ses juvéniles cuisses et mollets agiles, apparaît comme suspendu en l’air au dessus du trottoir, exhibant aux yeux révulsés d’un septuagénaire figé par la stupéfaction la mosaïque beigasse de ses semelles de tennis :

« OUAH---LÉ---LÔ !? »

But proclamé de la manœuvre : provoquer un arrêt cardiaque chez le passant, choisi pour son âge avancé. Faute d’y parvenir tout à fait, on laisse la statue du grand-père achever de durcir sur le trottoir, la qualité de la prestation néanmoins saluée par les camarades, aux rires plus granuleux encore, qui l’évaluent en connaisseurs. Tu n’auras pas manqué de remarquer la nuance interrogative dont se trouve ici assortie l’interjection : « Ouah-lé-lô ». Sa raison d’être ? Permettre aux potes, le cas échéant, de rétorquer du tac au tac : « Dans la carafe. » Le cas d’ailleurs n’échoit pas toujours. Une réponse aussi claire et définitive n’a-t-elle pas pour résultat de rappeler brutalement dans le giron du langage commun un vocable qui, si on le dépouille ainsi de son caractère essentiellement abstrait, risque de perdre du même coup sa puissance magique ? Il importe donc de garder à l’esprit qu’il ne saurait s’agir, dans ce cas, de répondre à une question comprise et entendue — mais tout au plus d’une hypothèse, ayant presque valeur d’auto dénégation, quant à l’un de ses sens possibles. Nous ne communiquions — je parle pour moi et mes amis car Emma, à en croire sa bio officielle, ne communiquait pas du tout — qu’au moyen d’expressions codées et d’une très grande variété d’onomatopées forgées à partir de l’époque où notre plus grand amusement était ainsi de harceler les retraités, puis enrichies de néologismes un peu plus sophistiqués lorsque notre objectif principal a été de nous montrer aussi blessants que possible les uns envers les autres, ne pouvant rien concevoir de plus distrayant.

Je sais, Florian. Je sais. Ça doit faire un choc, surtout si tu es entouré d’adultes pour qui nos générations ont passé leurs jeunes années à lire Deleuze, ou Derrida, ou Debord (tiens, au fait, pourquoi ont-ils tous des noms commençant par D ? mais j’oublie Barthes et Bourdieu, Camus et Cioran), en fonction du paradi-geding-digme du jour. Plus tard dans notre vie (ou dans la journée ; je ne sais plus) nos occupations, disons plutôt notre absence de toute occupation constructive a bien sûr acquis un supplément de gravité. La musique que nous écoutions était liquide. Nos confidences échangées à mi-voix se perdaient dans cette onde, tout le monde savait tout mais ne comprenait rien, les mots flottaient puis, lentement, sombraient sans se débattre,
(ne rigole pas merde, je n’invente rien — mais non, je vois que ça ne te fait même pas rire) nos confidences —
où j’en étais ?
— mais oui mais oui, je vois qu’il (comme Alain Delon parlant à la troisième personne) était encore sur le point de narrer pour la cent millième fois cette histoire moisie quoique véridique, lorsque le soir où on a suivi Marc sur les toits, Christine, c’était un peu avant, balance une bouteille de bière par la fenêtre depuis l’autre bout de la pièce, sans voir. Assise contre le mur, juste pas envie de bouger et sans doute envie de faire ça. Pas besoin de Gide ou de Lautréamont ou des surréalistes, suffit de s’emmerder. En fait je ne sais plus si c’était elle. C’était son studio, en tout cas : elle était la seule à en avoir un « à elle », au dernier étage d’un immeuble haussmannien rue Daniel Stern. Tu peux ricaner qu’en fait je viens bel et bien de la raconter, mon anecdote inintéressante. Pense un peu à tout le pathos que j’aurais pu y mettre. Les effets de manche et artifices de mise en scène. Qu’en république bananière des Lettres on appelle : « style ». T’y penses, et tu dis merci. En attendant, ma copine Armelle qui est un poil plus âgée que moi (trois ans ?) me racontait qu’une des ses copines était la fille d’un journaliste au Monde ou à Libé, en tout cas plutôt un quotidien de gauche, qui avait écrit sur les ados du début des années 80 un papier où l’aspect « enquête de terrain » se traduisait par des termes tels que « vautrés » et « avachis », l’attitude physique incriminée n’étant pour lui que le signe visible d’une mollesse fondamentale, soit l’absolue nullité d’une génération incapable non seulement de construire mais encore de toute révolte un rien conséquente. Nous étions (c'est-à-dire pour lui : sa fille et les amis de sa fille) AMORPHES. Incultes. Mornes et indifférents. Perdus pour la cause (avant d’être suivis sur cette voie par les quotidiens susmentionnés, et les forces politiques supposées leur être liées). Conformistes peut-être, mais avant tout sans projet. Au singulier comme au pluriel, si bien que même à droite ce conformisme, traditionnellement bien vu, n’avait pas la côte et était assimilé à de l’idiotie pure et simple.

De toute façon, on peut toujours t’entretenir dans l’illusion que tu es le maître du monde ou de l’avenir ou un prodige de nihilisme lucide, il n’en existe pas moins une loi universelle qui veut qu’ado, personne ne t’aime :

« Les pionniers du hardstyle, créateurs de la communauté tecktonik*, regrettent sa popularité grandissante auprès d’adolescents qui lui font perdre son essence. » — Jaxze, DJ (21 ans).

Tu vois !

(…)

[Nous ne t’aimons pas et nous ne te comprenons pas. Mais ça, eh bien ça peut s’arranger. Sinon à quoi serviraient les magazines et le progrès des neurosciences ? Prochain épisode : ADOLESCENTS, LES SECRETS DE LEUR CERVEAU ET DE LEUR COMPORTEMENT.]

[A suivre, donc.]

+

[* Bien sûr la Tecktonik n’est plus d’actualité — mesuré à l’échelle du temps adolescent il s’agit même d’un phénomène carrément antédiluvien. Mais son exemplarité demeure. C'est-à-dire, quant aux réactions que peut susciter, sur une très brève période, un tel phénomène ayant atteint sa masse critique. Souvenir de forums de discussion, de promenades avec des amis : trentenaires+ s’insurgeant devant la « vulgarité » du look et de la musique. Pourtant c’était plutôt sympa de voir pendant quelques mois même en plein Paris des gamins, terriblement sérieux et concentrés, danser dans les parcs et dans la rue. Au cœur de la polémique et de façon justifiée l’aspect marchand. L’affaire de la marque déposée. Tout à fait d’accord. N’empêche, la société ne scrute ses adolescents (appellation d’origine contrôlée : il semblerait ainsi qu’il n’y ait pas d’adolescents dans « les banlieues » mais seulement « les jeunes » : 13 ou 25 ans peu importe, c’est pour mieux t’arrêter mon enfant) qu’à des moments bien particuliers de son évolution. Après tout chaque année il se trouve quelques millions de garçons et filles qui soufflent leurs 14, 15 ou 16 bougies, sans que les médias en fassent leurs choux gras. Puis d’un coup on ne parle plus que de ça, « les ados », comme s’ils venaient d’apparaître parmi nous, téléportés d’une planète lointaine : une invasion d’aliens. C’est que la société, soudain, se fait peur. Au propre comme au figuré. Elle se regarde dans le miroir et n’est pas sûr d’aimer ce qu’elle voit et préfère imaginer que ce qui est en cause n’est pas son reflet mais quelque chose d’extérieur. Au choix : un massacre des innocents, une invasion non pas finalement d’aliens mais de mutants, ou encore un massacre des mutants, voire une invasion d’innocents. La série des textes « Florian » ne veut pas juger le présent, il s’agit plutôt d’un refus d’idéaliser le passé. Pour les Mutants Anachroniques, c’est aussi l’occasion, sur un mode très Stanislavski, d’endosser le rôle de la méchante reine jalouse de Blanche Neige. - FM]