mercredi 25 février 2009

Le NORD poste le SUD, et tout le monde est à l'OUEST

(...)


VENUS V

Aphrodite



Vénus obscène
Ta proie dans ta toile marine
Se débat, hurle et s'évagine
Et tu vois au fond
Son visage exsangue tendu vers d’autres cieux
Au fond d'une eau bleue comme une veine


Ô ma fée sauvagine
Confondue dans l'azur
Ton corps peint de ciel
Enivre les étoiles
Et éteint tous les feux


La ville morte
C'était tes yeux
Sur les nuages effacés de l'aurore
Ophélie maladive




Testament


Postérité nulle
Vissée à la télévision
Tu regardes ta descendance
Naître des mensonges d'une vie rêvée


Dans tes délires translucides
Comme eux tu parcours les cités mortes
Hallucinations
Phares en plein visage
Tu n'as plus rien à perdre sauf les autres
Alors tu tues
Tu tues la vie suspendue à des élastiques
La tête dans le vide tu me demandes encore :
— Quelle est la route ?
Mais je ne sais pas ma vénus
Je ne sais plus rien
Il ne reste qu'un trou béant




e.m.d.




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::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::: © LG…
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Poèmes tirés du recueil poétique inédit de EMD, intitulé Mes Vénus blanches - poèmes manga.

Deux autres extraits en sont parus dans le numéro 12 de la revue BORBORYGMES, qui publie par ailleurs dans son nouveau numéro (le 13, donc) une série de Japonaiseries par FM+EMD. Borborygmes sera présent au Salon du Livre (stand G76, Ile-de-France), avec en plus une lecture spectacle le dimanche 15 mars à 17h.

La photo illustrant ce post a été choisie par FM. Elle est signée LG..., autre accro aux initiales basée à Caen où par ailleurs elle anime une émission, le mardi à 18h, sur Radio 666 (réseau Faerarock).

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jeudi 12 février 2009

NORD SUD - L'Automne à Beijing (sources)

L'Automne à Pékin de Boris Vian ne se passait pas du tout à Pékin. Notre texte, si. Mais notre intention en l'écrivant n'a bien sûr jamais été de nous en prendre sérieusement aux "nouveaux riches" chinois, ou kalmouks. Ce serait un peu... facile. La vraie satire, donc, se niche plutôt dans la langue dont est (re)composé leur moi fictif, aussi bien, d'ailleurs, que le monde dans lequel ils évoluent (n'est-ce pas parce qu'il EST ce qui l'entoure que le nouveau riche peut se payer un nouveau moi?). Une langue indissociable des collages qui forment ici l'épine dorsale de la narration. Pourtant, si vous n'avez pas lu notre petite histoire en trois actes, mieux vaut sans doute le faire AVANT d'en consulter les sources:

L'AUTOMNE A BEIJING, première partie.
(Lien vers la partie suivante à la fin du texte, idem pour passer de la deuxième à la dernière---puis lien pour revenir aux sources---)

Lesdites sources vont du très chic mais qui n'a rien à voir avec rien ---- Le Japon éternel de Vadim Eliseef --- à l'inavouable --- Le Nouveau Détective et un hors série du Figaro Magazine paru avant les J.-O. Bill Gates nous a gentiment indiqué la Route du futur --- avec un coup de main anachronique des livres parus chez Taschen (les livres ont des mains c'est bien connu) au sujet de Pierre Koenig et des Case Study Houses Nous continuons d'user de notre abonnement au Courrier International comme Shakespeare, jadis, (ben tiens!) des veilles chroniques --- En plus de détails véridiques sur l'existence des grands de ce monde (n°902 et 932), nous y avons cette fois trouvé reproduits de sublimes propos de Malcolm Gladwell (n°952) --- on n'en a conservé qu'une phrase mais c'est beau comme du Alain Minc. Aux antipodes de la glose volontiers lénifiante des béats du libéralisme, nous avons demandé le secret du vrai truc à Clausewitz (dont la pensée stratégique fascinait Guy Debord, lui-même concepteur d'un Kriegspiel: "Jeu de la guerre") et autres Sun-Tsu, avec en plus une pincée de Lao-Tseu --- L'Art de la guerre, de Frédéric Encel, nous a été d'une aide précieuse. Rien, cependant, ne nous en aura plus appris sur le monde comme il va que le hors série d'octobre 2007 du magazine MILK - "Styles et inspirations pour l'univers de l'enfant" --- (Le moins qu'on puisse dire c'est que ce n'est pas Germinal --- et puis l'enfant, c'est l'avenir, n'est-ce pas?) --- Quiconque a lu Storytelling verra sans peine tout ce que L'Automne à Beijing doit aux thèses de Christian Salmon --- Toutefois, nous n'avons nullement tenté d'en offrir ici une "illustration" crédible (nous contentant, tout au plus, de les frotter à d'autres phénomènes peut-être comparables: le développement du "géomarketing social", etc.), et nous n'y avons pas non plus trouvé de raison de renoncer à inventer nos propres histoires. Que Salmon lui-même tire de son analyse des conclusions aussi drastiques reste d'ailleurs à prouver (faute d'avoir tous lu ses livres traitant du devenir de la littérature nous n'essaierons pas de trancher la question) --- Enfin, Fred tient à remercier son frère, sans qui l'idée de ce texte n'aurait jamais vu le jour.

fm+emd

lundi 9 février 2009

NORD SUD - L’Automne à Beijing (épisodes 5, 6 et 7)

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Dernière partie.
Pour la première (épisodes 1 et 2), c'est ICI.
Pour la partie centrale (épisodes 3 et 4): .

5.
Aujourd’hui c’est l’anniversaire du petit dernier, Gab-han’a (il souffle ses 8 bougies !). Sa sœur, Dolce (11 ans), et ses copains plus âgés sont également de la partie. Dolce arbore fièrement un blouson bleu ultra épaulé de la Police Nationale française, adapté à ses mesures (la maman, quoique fière d’être Chinoise, ne veut pas pour elle de bidules ethniques ou « fifille »), un pantalon de treillis qu’égayent des motifs originaux, tissés de fils d’or et d’argent : les plaques minéralogiques les plus recherchées dans les Émirats arabes unis, reproduites d’après l’Argus. L’armée de copains de Dolce est tenue à distance de son espace dodo – un cadenas d’or en condamne l’accès : de nos jours on n’est jamais trop prudent. Mais tous savent que dans la famille, quand on fait la fête, c’est dans les grandes largeurs – et sur le budget de la société.

Déjà l’attrait de l’aventure fait briller les regards enfantins. Car la belle et grande maison a bien changé depuis hier. Les ouvriers ont mis les bouchées doubles et la ravissante masure de la vieille dame s’y inscrit désormais comme un élément de décoration à part entière. L’équivalent, somme toute, d’un piano de prix, de ces bassins intérieurs rafraîchissant les villas antiques… Ou mieux : la cage à la porte toujours ouverte d’un oiseau rare, dont le charmant babil est plein de sagesse et d’enseignements pour qui sait l’entendre ! Ils le comprennent d’instinct, eux dont les petites mains palpent avec avidité les murs grossiers de la vénérable bicoque (dont la rusticité ne fait que mieux mettre en valeur la luxueuse moquette faite main sur laquelle elle parait délicatement posée), attirant sur le seuil l’aïeule qu’ils entourent bientôt de leurs attentions enthousiastes…

***

Illuminev contemple ce touchant spectacle avec une satisfaction non dissimulée
« Plutôt que de s’obstiner à vouloir l’en bannir, mon idée, dès l’origine a été d’entreprendre de placer la petite dame au cœur de l’existence de la famille, et de son espace de vie. Mais il va de soi que pour imposer cette conception innovante, j’ai eu à surmonter de fortes réticences, y compris et surtout de la part de ma cliente, qui n’était pas habituée à considérer les choses de cette manière. »

La faiblesse appelle toujours l’agression. Ces nouveaux riches sont habitués à obtenir tout ce qu’ils veulent, tout de suite. Pauvre vieille, soumise à un isolement géopolitique total. La prudence et la fermeté d’une petite force n’en peuvent pas moins arriver à lasser et maîtriser même une nombreuse armée. D’autant plus quand le défenseur attend l’assaillant bien campé sur ses positions. Le recours massif à des galeries de mine pour effondrer des pans de la maison fut un échec. On avait creusé une première tranchée perpendiculaire à la façade, puis plusieurs perpendiculaires à cette tranchée initiale. Un solide travail de sape depuis ces tranchées n’avait finalement abouti qu’à faire crouler la gigantesque salle de gym au plafond doré de la villa, qu’on avait eu l’imprudence de commencer à construire, ainsi que la « chambre royale » prévue à l’étage au dessus. Division dans les villes et les villages, division externe, division interne, division de mort et division de vie : 5 espèces de dissensions, branches d’un même tronc. Ne restait d’autre solution que de reconstruire l’harmonie. À la solution finale préférer la solution feng-shui. Soit, comme le disent les anglo-saxons : travailler autour du problème.

« Alors je suis retourné voir ma cliente, et je lui ai raconté l’histoire de l’accordéoniste chinois qui chante La Banlieue de Moscou sur fond de fleuve en crue – elle a compris que ce que cette histoire nous enseigne, c’est que rien n’est plus souple et faible au monde que l’eau, or pourtant pour attaquer ce qui est dur et fort, rien ne la surpasse. »

Un sourire de satisfaction attendrie vient éclairer le visage du consultant/conférencier/président, tandis que passe devant nous en courant un bambin aux beaux yeux noirs émerveillés, brandissant dans sa menotte (manifestation inédite mais ô ! combien touchante de cette dévotion qu’on voue depuis toujours aux anciens dans l’Empire du milieu) une grosse touffe de cheveux blancs qu’il vient de prélever sur la tête chenue de l’aïeule.

***

6.
Il serait faux de voir la nouvelle approche des problèmes prônée par Monsieur Illuminev comme étant en opposition avec le pragmatisme auquel lui-même doit sa réussite dans les affaires, puis en politique. Souplesse et adaptation – n’est-ce pas là, justement, le secret éprouvé de toute formule innovante ? La somptueuse demeure de sa cliente, si elle s’est littéralement lovée (à l’image du grand escalier d’apparat en marbre) autour de la maison ancienne, recèle mille petites innovations pratiques visant à tirer partie de cette configuration inédite. Ainsi le système de ventilation de la cuisine, ingénieusement relié à l’intérieur de la maisonnette dont elle est mitoyenne (et néanmoins « séparée » par le biais d’une habile disposition interne des volumes, un jeu complexe de comptoirs bas et d’écrans de verre givré). C’est aussi un bon moyen d’échanges culturels ! Le cuisinier est un Français et depuis lors il semblerait que la vieille Chinoise née avant la Grande Marche, elle assure total niveau bouillabaisse, cassoulet, and more !

Les effets de la crise financière rendent d’autant plus nécessaire de rentabiliser, dans la mesure du possible, l’investissement qu’a représenté la digestion de la vieille dame et de son domicile par la construction moderne, qui s’élève en gradins de un, deux puis trois niveaux d’acier et de (fibre de) verre (elle est entièrement informatisée de façon à dispenser ses occupants d’avoir à effectuer ces mille petits gestes contraignants de la vie quotidienne qui les rattachaient encore au vulgaire) – « Sue Ling a beaucoup d’argent, mais de nos jours il ne suffit plus d’être millionnaire pour être riche, précise Illuminev. Sa profession lui rapporte mais ce sont ses placements en bourse qui ont rendu tout cela possible. »

Or, contrairement à ce que croit en Occident l’homme de la rue, peu de pays ont autant souffert ces derniers mois que la Chine.
« Maintenant, cette maison avec sa vieille il va falloir l’amortir en la faisant visiter aux touristes. Les Chinois, il n’y a que les très vieux comme elle qui ne veulent pas aller vivre dans des tours, mais bientôt ils vont commencer à s’intéresser à leur passé, vous ne croyez pas ? Je veux dire en dehors de la Grande Muraille. Quant aux occidentaux, bon, il y en a moins, mais c’est sûr qu’ils vont adorer. »
Avant que le temps n’en fasse son affaire, il est essentiel que la vieille dame ne cesse pas de démontrer son utilité sociale. C’est une question de dignité. Nul ne pourra prétendre, non, personne, que la nourriture qui lui sera jetée par les visiteurs, cette honnête travailleuse chinoise ne l’aura pas méritée et gagnée par sa contribution active à la Mémoire.

***

Autour de nous la fête enfantine bat son plein. De même qu’un Prince éclairé et vigilant met tous ses soins à bien gouverner, une maman habile ne néglige rien : les petits diables sirotent avec gravité et sérieux leurs sodas 0% dans des bouteilles d’aspect « givré » à la signature Absolut™, avant de se ruer rejoindre leurs camarades en train de jouer avec la vieille dame qu’ils ont décidément tout à fait adoptée.

« La première fois que j’ai allumé l’électricité, ça a failli exploser!
– C’est que tu t’y es mal pris.
– Oui, regarde, intervient un troisième mouflet, c’est comme ça que ça marche. Je l’ai vu dans
24h. »

D’autres bambins, moins turbulents, préfèrent s’attarder aux abords de la discothèque escamotable, où les plus grands affichent en dansant un air blasé et languide. Certains paraissent rechercher la proximité des adultes, nous-mêmes, et nous les entendons raconter leurs histoires. C’est par exemple Ambre Xue, 11 ans, qui affirme : « L’âme d’un pianiste est devenue la mienne ». Sur le circuit international des mélomanes, ses avis et critiques font autorité, même si par réaction contre les « singes savants » du conservatoire de Beijing elle se refuse catégoriquement à toucher un instrument. Plus modeste, sa copine Lili s’est bornée à transformer sa chambre en galerie d’art miniature où elle arrange ses chaussures telles des installations conceptuelles. Lam, 9 ans, a pour sa part créé le site Web commercial www.quiatuemaman.com . Quant à Dolce et Gab-Han’a, il nous suffit d’avoir visité leurs chambres pour savoir que l’univers des deux rejetons fait échos à celui de leur créative maman. Tout à l’heure nous avons ainsi entendu le petit garçon crâner à propos du bureau ancien qu’il s'est choisi lui-même, quand il avait 6 ans. Et eux et leurs copains sont intarissables quand il s’agit d’analyser la récente hausse de la demande annuelle de jets.

***

Le président Illuminev nous entretient du thème de son prochain cycle de conférences, qui le conduira à travers toute l’Europe, la Russie et les États-Unis, soit, comment « vendre la Crise » aux consommateurs paupérisé. Il s’agit pour lui de fournir des réponses adaptées et innovantes à la vague de sentiments négatifs apparus dans l’opinion vis-à-vis des supposés « responsables » des difficultés actuelles. Afin d’illustrer son propos, il entreprend de nous conter une histoire, celle de l’accordéoniste chinois qui chante La Banlieue de Moscou sur fond de fleuve en crue. Une histoire dont le sens profond est lié au caractère évidemment inexorable de la catastrophe :
« Je ne pense pas qu’il y ait eu vénalité ou corruption. Ce n’est pas un scandale au sens où nous l’entendons généralement. Le système n’a pas fonctionné comme il aurait dû. Le cadre réglementaire n’était pas adapté à ce que les gens faisaient. »

***

7.
Comme nous parlons, un message tombe sur l’iPhone™ du jeune président : « A3 – Sort – Architecte – Tout de suite ». Il nous entraîne alors sur la principale terrasse de la maison, d’où nous pouvons apercevoir qu’un bulldozer a malencontreusement plié la Mercedes S. de la maîtresse de maison (qu’elle a customisé façon vilaine tôle et fait couvrir de tags™ par un Street Artist new-yorkais – c’est ça, le nouveau vintage !) Un petit homme d’aspect indistinct, sans doute l’architecte, agite les bras à notre intention, en signe d’impuissance.

Illuminev ne parait guère troublé. Haussant les épaules, il continue à parler (de solidarité, de la nécessité de dépasser les catégorisations arbitraires de type classes sociales, etc.) en admirant le parc. Non loin de la minuscule silhouette épileptique de l’architecte, notre attention est attirée par le ballet des travailleurs migrants en collant argent, engagés pour la journée afin de parcourir l’immense pelouse en brandissant à l’intention du petit Gab-Han’a, pour son anniversaire, de grosses étoiles en téflon doré synonymes de chance. Nous nous rendons compte qu’il va être temps de prendre congé. M. Illuminev me tend sa carte où on peut lire :
Chaos financier – un astrologue au secours de votre épargne.

Quel magnifique terrain, soupire-t-il, pensant déjà à son prochain départ. Cela me rappelle ce proverbe de mes aïeux mongols : « Il faut raser toutes les villes pour que le monde devienne une immense et moelleuse moquette où les mères dynamiques de la libre entreprise verront leurs enfants se rouler ».

***

Avant longtemps, nous nous reverrons pour en consacrer une parcelle, comme suprême champ de repos. La victoire revient à celui qui tient le dernier quart d’heure. Une fois triée, vous verrez, on en fera de magnifiques colliers.
?
C’est triste et en même temps pas vraiment. Ainsi va le monde. Il s’agit d’apporter sa contribution. Nous avons tous une histoire à raconter.

***

FIN DE LA DERNIÈRE PARTIE.
Sources: JEUDI 12.

dimanche 8 février 2009

NORD SUD - L'Automne à Beijing (épisodes 3 et 4)

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(Pour les deux premiers épisodes, cliquez ICI.)

3.
Poussiéreuse la tire de son sommeil le tissu qui colle à sa peau, de ces réalités qui suintent encore. La lumière filtrant, l’apparition d’une pilosité aux aisselles vit en elle —
« GAAAARGHHHHHHHHHLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLL !!!!!!!!... »

« Vous avez bien dormi ? Elle ne vous a pas réveillés au moins ? Notre amie Sue Ling a quelques "issues" concernant son apparence », nous confie malicieux Illuminev en nous faisant signe de le rejoindre au sein de l’espace petit-déjeuner, où mijote un roman qui sortira prochainement. Il ajoute bien sûr vous vous étonnerez peut-être que Sue Ling et moi, enfin vous comprenez, après la petite scène pas très encourageante d’hier… C’est l’argent vous comprenez. C’est dans la nature des femmes de succomber au charme des hommes riches. Ou dans leur conditionnement, si vous préférez : « Un conditionnement si efficace que Sue Ling — qui ne s’appelle nullement Sue Ling, au fait — en a peut-être oublié qu’elle est en réalité au moins aussi riche que moi. »

Monsieur Illuminev appartient à cette catégorie d’individus dont ma mère avait l’habitude de dire qu’ils n’étaient « pas très intéressants » — une catégorie où elle rangeait, en vrac, Franck Sinatra, Adolf Hitler, Ingrid Bettencourt (après son pèlerinage à Lourde) et Jean-Marie Messier. Il n’en va pas moins de soi que si je partageais son point de vue, jamais je ne serais devenu journaliste.

« Mais aussi je suis président. Ça elles aiment. C’est un peu pour cela que je le suis resté, notez bien, parce qu’autrement, l’un dans l’autre, c’est surtout des emmerdes. »
Pas de doute, ce matin, le diable kalmouk est en grande forme. Il évoque les deux enfants de sa cliente, Gab-han’a et Dolce, « auxquels elle a attribué ces prénoms ridicules pour la même raison qu’elle a enfreint la règle légale de l’enfant unique : parce qu’elle pouvait se le permettre. » Elle s’était mariée, nous explique-t-il encore, mais l’époux aurait par la suite rapidement succombé à une mauvaise pneumonie, en même temps, toujours d’après Illuminev, qu’à la honte bien chinoise (quoique) d’avoir moins bien réussi que sa femme.

***

En dépit de ce cynisme affiché, sa fierté est bien réelle lorsqu’il entreprend de nous détailler l’étendue et la nature du travail réalisé par notre hôtesse — toujours enfermée au premier dans une cabine d’épilation high-tech, aux parois intérieures plaquées or et relevant d’une technologie expérimentale qui, en Occident, demeure à ce jour non autorisée — pour l’aménagement des 4000 mètres carrés de jardins privatifs avec piscine, largement visibles, grâce à une baie vitrée panoramique, concave, depuis la table du petit-déjeuner.
L’oeuvre de la "paysagienne" consiste ainsi en un bricolage de branches coupées par des pinces ou à la main. (+ des caméras partout, des vigiles mobiles, des radars, le portrait en nénuphars du Père, qui fut un membre éminent du parti mais il ne faut pas le dire !) Interdisant, ou du moins délestant les nuages les plus menaçants, ayant proscrit les pêcheurs, les comptables, les paysans et même le maire du village (le chef d’îlot, en réalité) qui revêtait souvent les costumes de jadis – ceux là étaient trop gentils pour être honnêtes. « Inventer à leur usage une belle affabulation qui puisse les consoler — c’est là que j’interviens. » (Série de zooms sur divers détails des jardins : la verrière était un écran !) Ces saines relations humaines viennent s’ajouter à L’ÂME TOUTE PÉNETRÉE DE BEAUTÉ, DE TRADITION ET DE SACRÉ, pièce intime au-dessus du séjour. L’ensemble constitue un genre de parc à thèmes dont les protagonistes apparaissent curieusement absents — à une exception près, et non des moindres.

« Depuis le tout début, LA VIEILLE a refusé de bouger. Impossible d’esquiver le problème, vu que sa masure était située pile au seul endroit du terrain qui se prêtait à la construction du bâtiment projeté. »

La vénérable vieillarde, comme on tentait de la raisonner, affirma avec force sa détermination à mourir dans la maison de ses aïeux. Entendant cela, l’impatiente designer millionnaire aurait, dit-on, rétorqué qu’en tout état de cause, elle pouvait du moins compter là-dessus.

« Modernité et tradition. Ce sont deux histoires qui s’affrontent ici. Une histoire de la Chine moderne, dynamique, conquérante… Et une autre, tout aussi digne d’admiration, qui s’inscrit dans la continuité et les valeurs. Mon rôle a été de faire se rencontrer ces deux histoires, afin d’ouvrir la voie à une nécessaire réconciliation. »

Alors Illuminev raconte :

***

4.
Depuis que Sue Ling m’a tapoté la poutre en avril, 300 000 à 500 000 familles pékinoises ont été chassées du centre, expulsées comme on extirpe une verrue. C’est là qu’entrent en scène les artistes parcourant le front, ils remplissent les vides et enlèvent les excédents. L’État les bénit de vendre à des couillons d’occidentaux des pseudo caricatures Pop Art de Mao le bras levé criant : « Hep, taxi ! », lofts, villas et tours géantes sonnent de concert le glas des hutongs, les anciennes ruelles, comme des siheyuan, les cours carrées traditionnelles reconnaissables à leurs toits retroussés. Ce vaste mouvement tournant est la clé du triomphe. La victoire revient à celui qui maîtrise le gain solaire passif. Les architectes d’intérieur sont débordés ! Si une cavité s’offre, l’eau la remplit dès qu’elle peut y accéder avec sa Mercedes classe S. Le terrain reste propriété collective — c’est très pratique pour les travaux manuels. La philosophie urbanistique des nouveaux cadres du parti c’est de changer leurs administrés de place pour que l’intérieur (de la cité) soit toujours une surprise. Ainsi la vieille ne sera plus qu’un objet à transporter ou un accessoire à acquérir comme un polochon VelvetChic de chez Pomme™ — mais non, là je leur prête une sophistication qu’ils sont loin de posséder, quand le problème est survenu c’était plutôt : des policiers partout, des proclamations patriotiques, des bulldozers, un entrepôt à canons pour ensemencer les nuages, un préavis qui se compte en jours : « À quoi estimes-tu la valeur de ta face ? » Avec le renfort de gros bras, des murs dont on ne sait pas s’ils tomberont ni ce qu’ils renferment rendent hommage à la profondeur de leur pensée stratégique.

Depuis qu’ils se sont un peu civilisés – le vernis européen + le guide des jeunes les plus influents – ils l’ont traînée en justice pour tenter de l’expulser de la soupente ancestrale.
Avant cela deux jeunes gens en costume étaient venus voir la vieille dame :
« On a du lui arracher toutes ses dents, faisant d’elle un véritable bébé moderne ! La recette est simple : on mélange de la purée et du jambon pour monter l’ossature en deux jours, ainsi que l’électricité et la plomberie. »
Pourquoi faudrait-il que ce soit ma cliente, et seulement elle, qui pâtisse de l’échec de cette acuponcture anti-âge ?

***

FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE.

Suite et fin: LUNDI 9.
SOURCES: JEUDI 12.

samedi 7 février 2009

NORD SUD - L’Automne à Beijing (épisodes 1 et 2)

1.
La châtelaine ne date pas d’hier. C'est-à-dire que ce ne n’est pas de vieux singes qui vont lui apprendre à faire des grimaces — cette remarquable inversion de l’adage trouvera son explication en son temps. À part ça, il s’agit d’une femme qui paraît largement moins de quarante ans, en forme, dynamique, ne lui demandez pas son âge. Sa profession ? Chasseuse de cool. Cool Hunter quoi !
« Balouga™ c’est l’adresse qui nous manquait », lance-t-elle en nous ouvrant la porte de son royaume.

Une porte coulissante unique de six mètres de large qui ouvre sur le patio orienté au sud, un généreux espace de circulation reliant la cuisine et l’entrée : la construction s’intègre dans son site parsemé de chênes avec toute la souplesse d’une cabane en rondins. Là, elle tente toutes les expériences, tous les mélanges de style et se laisse porter par l’inspiration. Sa philosophie — mélanger l’art et la Chine — n’a pu la séparer de son jouet favori : de robustes et souriantes plongeuses assorties à Bob l’Eponge™.

Au terme d’une interruption forcée de plusieurs mois, les derniers travaux battent leur plein. Concert de sons lourds et terribles, mélange de rugissements sauvages et de roulements de tonnerre (l’ouïe est de tous les sens, celui qui trouble l’âme le plus gravement). Dehors défile le long cortège de joyeux drilles éméchés, dont le chef de chantier ne manque ni de gaité ni de truculences.

« Après triage, on en fera de magnifiques colliers !
— Et les gens du quartier, que pensent-ils de votre attitude ? »


***

« Ma maison offrira des distractions et stimulera la créativité dans une atmosphère détendue, agréable et chaleureuse. »
Pour preuve s’ouvraient encore d'autres patios délimités par des écrans, les couleurs bleu pâle et avocat au cœur de son espace de vie — Connaître avec exactitude et dans le moindre détail tout ce qui vous environne : couverts, obstacles, espaces libres — Trouver sans cesse de nouveaux moyens de se débarrasser de son argent, la société voyant encore d’un mauvais œil la réussite sociale. Elle me glisse, en passant, qu’elle n’a plus rien à se mettre.
« J’ai travaillé dur pour faire quelque chose de cet endroit. Avec des moyens de fortune, comme ce mur, dont la structure indépendante chevauche mais ne touche pas la structure ancienne. »

Des coups violents à la porte de la maison.
« La vieille je vais me la faire ! Vous m’entendez ! Je vais la fumer ! Avec ses 96 ans, après deux ans de bagarre, c’est un taudis ! »

À en juger par ses démarrages impulsifs dans la cuisine (celle des pièces qui jouxte le plus évidemment la bâtisse d’origine), la signification profonde de cette maison (la grande) est l’ossature de la vieille dame, recomposée en colonnes tubulaires remplies de béton de 88 millimètres.

***

Elle ouvre la fenêtre, se met à crier. Bientôt, dans un crachement de fumée la pelleteuse s’arrête. Les tissus sèchent au vent et, tels des oriflammes. Le lessivage préventif donne un air de liesse à ce paysage désolé.
« On savait pas que vous étiez là ! lance un ouvrier stupéfait, elle cousue de mille souvenirs.
— Ma mère a vécu plus de 102 ans ! Plus que deux locataires !
— Vous n’avez pas l’impression de tourner en rond, de bloquer un projet à vous toute seule ? »


***

2.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la situation est aujourd’hui beaucoup moins tendue qu’il y a encore deux ou trois mois. On peut même dire qu’entre la chasseuse de tendances multimillionnaire et l’aïeule obstinée qui avait fêté son cinquantième anniversaire avant la Révolution Culturelle, est finalement venu le temps de l’apaisement.

L’homme par qui s’est accompli ce petit miracle a pour nom Kirsan Illuminev. Vous avez peut-être entendu parler de lui comme du jeune président démocratique, depuis 1993, de la petite mais étonnement dynamique République kalmouke, membre de la Fédération de Russie.
« Quand, au milieu des années 90, j’ai créé ma Cité mondiale des échecs, se souvient ce chef d’État pas comme les autres, on m’a traité de fou mégalomane. Pourtant grâce à elle notre capitale, Elista, est désormais connue dans le monde entier. On s’est moqué de moi lorsque j’ai affirmé vouloir en faire un centre universel de vénération du Bouddha. En 2005, c’est à mon invitation que le Dalaï-lama a visité la Russie. On s’est encore moqué quand j’ai rendu obligatoire l’apprentissage des échecs dans toutes les écoles. Et après ? N’importe qui possédant une certaine connaissance du monde du sport, par exemple, est au fait de l’étroite corrélation qui existe entre la probabilité de voir émerger de nouveaux champions et, d’autre part, le nombre total de licenciés… »

Interrogé au sujet de certaines allégations formulées à son encontre, relatives, entre autres, à la disparition en 1998 de Mme Sonia L., M. Illuminev réagit avec bonhomie :
« Ces femmes russes hystériques écrivent des choses du genre : Avec ses deux yeux malicieux de Kalmouk, d’un vert de chat et d’une vivacité de rat, pistolet au poing, il courait en tout sens et faisait des aller et venues, cherchant de nouvelles victimes… Sans parler des préjugés, disons, ethniques ici à l’œuvre, qui irait prêter foi à pareilles histoires ? »

Mais la fonction de président de la République, toute passionnante qu’elle soit, ne saurait constituer une fin en soi pour un homme moderne qui, même au bout de seize années passées en poste, se sait dépendre du bon vouloir de ses actionnaires. Aussi Monsieur Illuminev a-t-il mis a profit son temps de loisir et ses nombreux déplacements à l’étranger afin d’entamer une fructueuse collaboration avec le User-Centered Design Group, centre de recherche privé fondé à Hillsboro, dans l’Oregon, en qualité de consultant. C’est à ce titre qu’il est présent ici parmi nous.

***

« L’U.C.D.G. a pour vocation de renseigner l’entreprise concernant ce que nous appelons les idiosyncrasies partagées d’un groupe de consommateurs donné, défini par une certaine appartenance ethnique ou religieuse, plus ou moins large, au sein de l’ensemble des marchés émergents. Par exemple, certaines firmes occidentales de vente à distance ou dont les produits, parfois fragiles, se présentent sous emballage scellé, ont été surprises de découvrir que dans beaucoup de pays d’Asie, la tradition veut qu’on n’achète jamais sans avoir préalablement palpé la marchandise… »
Ce quoi disant, Monsieur Illuminev se permet envers notre hôtesse un geste que d’aucun jugeront déplacé, provoquant de la part de cette femme forte et résolue, aguerrie par les luttes sans merci dans les affaires du secteur de la mode et du design, une réaction énergique consistant à claquer violemment sur les doigts du malotru la porte d’une armoire chinoise de mariage repeinte en rose pâle Farrow & Ball™ dans laquelle elle était en train de farfouiller (– à la recherche, nous dira-t-elle plus tard, d’un pistolet de calibre 38 dont elle comptait user afin de « faire comprendre à la vieille que réconciliées ou pas, fallait tout de même qu’elle se rappelle qui c’était la patronne »).

Illuminev masse en grimaçant sa main meurtrie.

« Ok, Sue Ling marque dix ! Vous connaissez ? C’est ce qu’on dit à la belotte. J’en parle dans mes séminaires. Je fais plein de conférences et de séminaires. J’explique à Sue Ling comment vendre aux Français, et aux Américains comment vendre à Sue Ling. Je suis un genre d’ethnologue, vous comprenez. Et si je vois que ça ne passe pas, alors je leur raconte L’histoire de l’accordéoniste chinois qui chante La Banlieue de Moscou sur fond de fleuve en crue…»

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FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.

La suite: DIMANCHE 8 et LUNDI 9.
Les SOURCES seront précisées dans un quatrième post (jeudi).