mercredi 2 juillet 2014

NORD - 30.000


« Bill, t’y comprends queq’chose, au fric ? Qu’est-ce que je peux faire, Bill ? Dis-le moi. Je suis écœuré. » Il m’agrippe le bras. « J’ai la trouille, Bill. La trouille de l’avenir, la trouille de la vie. Tu comprends ? » Il semble sur le point de venir se réfugier dans mon giron comme un môme, convulsé par une répugnante soif d’absolution. » --- (William Burroughs, Lettres de Tanger à Allen Ginsberg, 1953-1957)


Ce n’est que très exceptionnellement qu’il m’arrive de faire état sur ce blog, comme dans mes écrits en général, de mes pérégrinations salariées dans l’univers, réputé mystérieux, de la bibliophilie. Tout le monde a en tête les délires du genre la Neuvième Porte, sans parler de Dan Brown. Et personnellement j’en ai aussi un peu ma claque de ces sermons sur l’accaparement de la culture par les démons monstrueux de la spéculation — lesquels pourraient n’être pas dénués de fondements, j’en conviens, si leurs auteurs possédaient la capacité d’écouter autre chose que le son de leur propre voix, condition sine qua non d’une véritable approche critique. Pour l’heure ça n’est pas le sujet (quoique).

Le pire moment de l’année pour moi (parce que du fait d’une maladie des yeux je souffre de la luminosité sous la verrière, de la chaleur, plus cette fois je me suis en plus flingué le pied…) est constitué par le Salon international du Livre Ancien. Celui-ci se tient au printemps au Grand-Palais. Même si l’ancien y domine effectivement, « salon du livre rare et précieux » constituerait sans doute une appellation plus juste : un ouvrage très récent y aura également sa place pourvu qu’il ressortisse, pour une raison ou une autre, du domaine de la collection. C’est ainsi qu’à l’occasion de la dernière édition en date du SILA, un jeune libraire suisse, Alexandre Illi, y a exposé un curieux livre d’artiste - mais sans nom d’artiste ! – dont le concept et, dirai-je même, la nature peuvent heurter la sensibilité de certains : déjà au salon, il s’est trouvé parmi les confrères des voix, certes peu nombreuses, pour s’inquiéter que leur commune clientèle, non seulement plutôt très aisée mais aussi présumée plus conservatrice que les acheteurs d’art contemporain, ne prenne en mauvaise part cette coûteuse plaisanterie… tandis que c’est l’aspect coûteux, justement, qui risque de scandaliser les crevards dans mon genre, vivant d’un SMIC (et, en ce qui me concerne, des largesses de ma moitié). Avant de crier au meurtre de la décence, néanmoins, rappelons-nous que par le passé, de plus ou moins bonne grâce, nous avons avalé ceci :




Et aussi cela :




Comparé à la « vanité » incrustée de diamants créée par Damien Hirst, qui investit dans sa fabrication des dizaines de millions (de livres, d’euros, de dollars, qu’importe…) et fit bien plus que les récupérer, le livre « de prix » présenté par Alexandre Illi a tôt fait d’apparaître comme une extravagance somme toute assez mesurée. En voici le descriptif, repris tel quel de son catalogue :




Tout cela ne manque au fond pas de pertinence, le parti-pris de parodie me paraissant dénoter de la part du rédacteur une défiance presque naïve, sa conviction — pas d’ordre intellectuel, mais une croyance instinctive — qu’aucune forme d’humour ou de dérision ne saurait entrer dans la formulation d’une telle proposition artistique quand elle n’émane pas d’un non professionnel comme lui, mais d’un artiste reconnu. Un réflexe de distanciation d’autant plus surprenant qu’on devine facilement que si l’activité principale du « non professionnel » en question n’en fait pas à proprement parler un acteur du monde de l’art, elle le place à son contact, le situe, dirons-nous, quelque part dans ses marges… Alors, l’humour suisse s’apparente-t-il à l’humour belge ? Cette question, sous la plume (sic) d’un Français, peut sembler désobligeante : comme si l’humour dans l’absolu, débarrassé de toute épithète nationale, constituait notre propriété. J’ai dans l’idée qu’il s’agit au contraire d’un réflexe d’humilité comparable à celui que je viens de décrire. Molière et Rabelais depuis longtemps disparus, l’humour nous fait désormais en France l’effet d’une denrée exotique, que dans notre littérature du moins il aura fallu réimporter via Lautréamont (né en Uruguay) puis Tzara (né en Roumanie). Un contre-exemple en serait Jarry, mais surtout pas André Breton, beau poète qui découvrant l’humour noir crut cependant bon d’en faire un dictionnaire.




Le créateur de l’œuvre m’accorderait sans doute volontiers que les Suisses ne sont pas connus pour parler d’argent, mais plutôt pour leur capacité à ne pas en parler. Ce livre-objet résout la difficulté et parle de l’argent en lui donnant la parole. Que Bob Dylan ait pu chanter jadis Money doesn’t talk, it swears ne doit pas nous dispenser d’écouter, le héros de la génération Peace & Love ayant lui-même fait la preuve d’un stoïcisme remarquable lorsqu’il a s’agit d’encaisser, décennie après décennie, ce flot d’injures ininterrompu par la maille à lui adressé.




La question n’est pas celle du juste prix, mais le prix résume la question — une fois mis en équation avec le titre du livre et son contenu.

Prix marqué : 20 000 € à Paris, soit environ 25 000 CHF.

Valeur des vrais billets contenus dans l’œuvre : 1 000 x 10 = 10 000 CHF.

Valeur à l’achat des « vrais-faux » francs suisses sur le marché des billets de collection : 50 x 10 = 500 CHF (jusqu’à 800 € si revendus au meilleur cours).

Coût estimé de la reliure : 2 000 CHF (chemises, étuis, matériaux et travail).

Le vendeur peut donc espérer dégager une marge de 12 500, ce qui est certes confortable et correspond à son apport, lequel lui revient ainsi doublé. A toutes fins utiles, précisons qu’il y a cependant très peu de chances d’atteindre effectivement ce résultat : on n’est pas dans une logique d’enchères, et l’acheteur éventuel parviendra presque certainement à négocier le prix à la baisse. Autre bémol, plus notable : faute de bénéficier du prestige de la signature d’un artiste reconnu, ce livre-objet constitue un pari relativement hasardeux de la part de la personne ayant investi dans sa création car il est loin d’être invraisemblable qu’au bout du compte (sic) il ne trouve pas d’acheteur.





En plus du caractère, comment dire, réflexif de son prix, c’est précisément à cette absence d’une signature d’artiste — signature ou attribution qui souvent, à l’inverse, établit la valeur marchande de l’œuvre la plus modeste ou la plus immatérielle — que l’objet-concept 30 000 doit la plus grande part de son intérêt, en tout cas à mes yeux. Car la valeur marchande d’une œuvre, répétons-le, n’est garantie par rien hormis la réputation de son auteur. Elle n’est de toute façon pas fixe : si le premier vendeur/l’artiste, dans l’hypothèse d’une mévente, en sera simplement pour ses frais (ici fort conséquents), l’éventuel acheteur risque lui de se placer dans une situation plus délicate puisque la valeur qu’il aura reconnu à l’œuvre en l’achetant ne sera pas nécessairement reconnue par d’autres, à moins qu’il ne fasse lui-même figure d’autorité. Il n’y a en théorie pas de limite à la possible chute du prix d’une œuvre (au sens du prix maximum qu’un « repreneur » sera prêt à payer au précédent acheteur pour l’acquérir) qui, en un mot comme en cent, peut tomber à zéro. Or, même si l’on ne saurait demander au libraire d’insister là-dessus dans son argumentaire, 30 000 a cela d’unique qu’une telle dépréciation permettrait en même temps à l’œuvre de connaître son plus parfait accomplissement sur le plan artistique. Son possesseur, en effet, aurait à choisir s’il conserve sa foi dans la valeur intrinsèque de ce travail. Faute de quoi, ne lui restera que d’avoir fait une très mauvaise affaire en payant 20 000 € (ou avec de la chance un peu moins) une marchandise dont personne ne veut même pour, disons, la moitié de ce prix, voire dont plus personne ne veut du tout… et la possibilité, pourtant, de récupérer une part non négligeable de cette somme (10 000 CHF, plus de 8 000 €) à condition de démonter le livre !





On l’a compris, dans le worse case scenario que je viens d’évoquer, les dix billets de 1 000 CHF une fois débarrassés de leur reliure (elle-même guère susceptible d’être négociée en dépit de sa qualité d’exécution) pourront tout simplement être dépensés, avec d’autant plus de profit (relatif) si jamais le franc suisse a monté. Les dix de 2 000 n’ont pas cours, mais pourront cependant être renégociés sur le marché des billets de collection : là encore, une hausse de leur cours dans les années ayant suivi la fabrication du livre pourrait fournir l’occasion d’une bonne surprise. Qui sait ? Une hausse vraiment spectaculaire (atteignant le double du cours supérieur d’aujourd’hui) aurait même une chance de permettre à l’iconoclaste d’ajouter aux 8 000 en vrais billets de quoi atteindre la moitié du prix d’achat initial du livre sacrifié. Il devient du même coup assez clair que si le propriétaire du livre, ayant échoué à le revendre, ne s’en refuse pas moins à le démanteler, cela constituera de sa part un acte de foi dans la valeur intrinsèque de l’œuvre, un choix radical assorti d’un vrai sacrifice financier auquel, d’ordinaire, nul acheteur d’art n’est jamais contraint (en cas de « mauvais investissement », le choix habituel est entre vendre à perte, ou se résoudre à conserver un bien déprécié, puisque sa destruction n’apporterait de toute façon aucun bénéfice). Certes, le démantèlement des livres à gravure, par exemple, est un fait avéré, et qu’il est légitime de déplorer. Il s’agit pourtant d’une réalité fort différente, celle d’une œuvre à la fois une et composite dont les différentes parties sont susceptibles d’être monnayée auprès d’acheteurs peu regardants comme des œuvres à part entière — un statut qui n’est pas entièrement usurpé.

L’art conceptuel, ou en partie conceptuel, n’a-t-il pas pour vocation de nos ouvrir de telles perspectives, à la fois troublantes et rigolotes ? Je dois dire que celle-ci m’amuse assez, même si je m’en voudrais de souhaiter pareille mésaventure à la personne qui aura eu le goût (en plus des moyens) d’acheter ce livre, et, surtout, à Alexandre Illi qui est l’une des personnes les plus plaisantes et malicieuses que j’ai eu l’occasion de rencontrer dans le domaine étrange où j’exerce mon activité salariée. Après tout, sans la distraction fournie par son drôle de livre pour moi plus qu’hors de prix, ces journées de labeur sous la verrière surchauffée du Grand-Palais m’auraient paru beaucoup plus ennuyeuses.




Et qui plus est, il reste le seul, à ma connaissance, à avoir su capturer sur un support photographique (comme d'éminents victoriens, jadis, le firent des fées hantant leurs jardins) la MAIN INVISIBLE du marché.

FM

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