dimanche 4 décembre 2011

SUD - Aussi isolée qu'une île entourée de sa propre mer.





Extrait de On balance, Adam Phillips – pp. 213-225, Pingouin Books 2011.
Traduction ©Emmanuelle Moulin-Desvergnes.

Photos ©Diane Arbus.

Tu sais comment tu sais que quelqu’un ment ? demande-tu.
Ils racontent la même histoire à chaque fois, jusqu’au dernier mot.
Alors que quand ils disent la vérité, ça n’est jamais la même chose deux fois de suite.
Ils reformulent.
Ciaran Carson, The Shadow.

Moi, freak d’Arbus
... car nous avons le droit d’être séduit.
Dave Hickey, The Invisible Dragon.

S’il est trop souvent dit à propos de Diane Arbus qu’elle photographie des phénomènes de foire, cela suggère que nous savons au minimum de quoi les gens normaux ont l’air, de quoi les gens ont l’air quand ils ne sont pas étranges. Il est rassurant que l’on nous rappelle que nous ne sommes pas tous des phénomènes de foire, mais aussi que nous reconnaissons un laissé pour compte quand nous en voyons un. Il existe bien sûr des points de vue, des angles, à partir desquels nous pouvons tous avoir l’air de marginaux nous-mêmes ; et Arbus, de facto, est particulièrement volubile à ce propos et au sujet de la façon dont l’appareil photo réussit à saisir la perspective non désirée. Mais l’enthousiasmant malaise que génère le travail d’Arbus et le plaisir que nous avons à le regarder a quelque chose à voir avec notre soif de savoir ce que ça doit être d’être quelqu’un comme ça ; et de même, ce qu’est d’être des gens comme nous qui ne sommes pas marginaux pour quelque raison que ce soit– et Arbus en était elle-même la preuve - mais qui sommes fascinés par eux. En effet, nous voulons des photos et des expositions d’eux et nous attendons quelque chose de leur représentation que nous ne voudrions pas d’eux en personne. Les photos de ces gens, ou plutôt la façon unique qu’a Arbus de ne pas détourner le regard satisfait quelque chose en nous. Elle n’a pas, cela devrait être souligné, créé de mode à partir de son sujet, mais à partir de ses photos. Les photos d’Arbus, peu importe ce qu’elles produisent d’autre, créent une sorte de sociabilité indirecte avec des gens dont nous devinons que nous ne pourrions pas les fréquenter.

L’une des choses les plus intéressantes à propos de la photographie en tant qu’art relativement nouveau est que le discours des photographes à propos de leur travail constitue également un genre relativement nouveau. Et Arbus, à ce qu’il me semble, était exceptionnellement bavarde ainsi qu’exceptionnellement enthousiaste et bien disposée à énoncer clairement ce qu’elle pensait être en train de faire, on ne peut plus attentive à ce que ce discours soit une forme d’échange bien singulière.
Quand Arbus parle de son travail, elle évoque très souvent la photographie comme une forme de sociabilité. «Certaines images, sont de timides incursions sans que vous vous en rendiez compte». L’appareil bien sûr, donne une raison au photographe de se mêler aux autres et l’appareil est comme un sauf-conduit, une «licence», comme elle le dit, pour l’imprévisible.
Avec qui l’on peut être ou ne pas être est limité pour elle à ce que l’on peut ou ne peut pas savoir des gens. Comme un certain type d’artiste moderne, elle pense les intentions en termes de mots de passe qui vous donnent ce que vous n’auriez jamais espéré ; et elle situe le mystère qui lui importe le plus, son mystère préféré, dans ce qui n’est pas familier (la famille étant l’endroit où l’étrangeté commence). «Je me souviens d’un été» écrit-elle :
«Je travaillais beaucoup à Washington Square Park. Cela devait être en 1966. Le parc était compartimenté. Il avait ses promenades arrangées en rayons, et il y avait ces territoires jalonnés de gens. De jeunes hippie-junkies étaient en bas d’une allée. Des lesbiennes étaient en bas d’une autre, très costauds, de fascinantes lesbiennes hardcore. Et au milieu se tenaient les poivrots… Ils étaient comme le premier échelon et les filles qui arrivaient du Bronx dans l’espoir de devenir des hippie-junkies devraient coucher avec les poivrots pour accéder à la partie occupée par les hippie-junkies. C’était vraiment remarquable. Et j’ai trouvé ça vraiment effrayant. Je veux dire, je pourrais devenir nudiste, je pourrais devenir un million de choses. Mais je ne pourrais jamais devenir ça, quoi que ces gens aient pu être. Il y avait des jours où je ne pouvais absolument pas travailler et puis des jours où je pouvais. J’ai appris à connaître certains d’entre eux. J’y ai beaucoup traîné. Ils étaient tout à fait comme des sculptures amusantes. J’avais très envie de me rapprocher d’eux, alors j’ai dû leur demander si je pouvais les photographier. Vous ne pouvez pas devenir proche de quelqu’un à ce point là et ne pas dire un mot, alors je l’ai fait.»


Je considère cela comme une parabole d’Arbus en tant que photographe. Il existe un matériau biographique bien connu qui semblerait donner un certain sens à tout ça, quelque chose à voir avec le souvenir d’Arbus d’être exclue, à part, dans l’opulente famille juive où elle a grandi. «Une des choses dont j’ai souffert enfant» dit-elle, «était de ne pas connaître l’adversité. Je me sentais coincée dans un genre d’irréalité que je pouvais ressentir comme de l’irréalité et cette sensation d’immunité était, aussi absurde soit-elle, douloureuse… Le monde semblait appartenir au monde. Je pouvais apprendre des choses mais elles ne paraissaient jamais être ma propre expérience.» L’essentiel du souvenir est son sens impérieux qu’il existait une autre chose vers laquelle elle avait besoin d’aller, un autre genre d’expérience, quelque maladie nécessaire dont elle aurait été immunisée. Il n’est guère invraisemblable qu’elle n’ait jamais ressenti l’adversité étant enfant mais probable qu’elle ait ressenti rétrospectivement n’avoir jamais connu l’adversité qu’elle voulait. A Washington Square Park., en 1966, le monde paraissait appartenir au monde à nouveau, elle n’en faisait pas partie. Et ce par quoi elle est intéressée dans le groupe qu’elle observe est la façon dont des gens si différents peuvent être ensemble. «Et les filles qui arrivaient du Bronx dans l’espoir de devenir des hippie-junkies devraient coucher avec les poivrots pour accéder à la partie occupée par les hippie-junkies.» Et Arbus énonce clairement qu’elle a atteint ses propres limites, l’horizon de son ambition. «Je pourrais devenir des millions de choses. Mais je ne pourrais jamais devenir cela, quoi que ces gens aient pu être». Mais ce que nous ne pouvons être, nous pouvons le photographier, nous pouvons nous en rapprocher. Et la manière de devenir proche d’eux est de leur demander quelque chose : «Vous ne pouvez pas devenir proche de quelqu’un à ce point là et ne pas dire un mot, alors je l’ai fait.» Si l’on demande aux gens une photographie d’eux, on leur demande de nous en donner une, pas de nous laissez la prendre. Arbus – pour une raison qu’elle n’avait pas besoin d’expliciter- voulait se rapprocher de ces gens, « quoi que ces gens aient pu être » et la manière d’y arriver était de leur demander de les photographier : des mots pour des photos. Mais dans ce processus – et je pense que la parabole est réfléchie, sciemment ou inconsciemment, pour nous obliger à nous poser la question : qu’est ce qui fait la photographie ? - si son travail, si l’appareil photo est un brise glace, ou une façon d’avoir quelque chose à faire avec ces gens qu’elle ne pourrait jamais devenir, de quoi sa photo est-elle la photo ? Si nous prenons Arbus au mot, les photos naissent d’une impossible aspiration : «Mais je ne pourrais jamais devenir ça, quoi que ces gens aient pu être.» Ils sont le constant rappel, les pense-bêtes qui permettent dire cette proximité contrariée, le lieu où la sociabilité s’arrête. Nous ne pouvons pas être avec ces gens et c’est là où la photographie, le travail, intervient.

Parfois Arbus part de la position diamétralement opposée, sans affinité, sans aucun désir, comme issue de l’aliénation, comme si la non pertinence du sujet était la condition préalable au travail. «Les Chinois ont une théorie» écrit-elle, «que nous passons de l’ennui à la fascination, et je pense que c’est vrai. Je ne choisirais jamais un sujet pour ce qu’il représente pour moi ou ce que j’en pense. Vous n’avez qu’à choisir un sujet et ce que vous ressentez à son égard, ce que ça veut dire, apparaît peu à peu si vous choisissez pleinement un sujet et que vous vous y tenez suffisamment.» A Washington Square Park elle part de la fascination, ici c’est un aboutissement. Ici cet aboutissement résulte d’un choix apparemment arbitraire et d’une insistance opiniâtre. Mais dans sa dernière formulation le photographe est bien plus encore, et bien plus évidemment encore, signifiant : c’est la révélation du ressenti et de la signification. Le photographe vous rapproche non pas de l’objet mais de l’appréhension qu’a le photographe de l’objet.
Comme toujours avec Arbus, la proximité est la question et l’on peut présumer qu’il n’est pas anodin que nombre de ses photographies apparaissent si familières, bien qu’assez souvent de gens de qui l’on ne voudrait pas être proche, au moins dans prétendue la vraie vie.

«Rien n’est jamais pareil contrairement à ce qu’ils disaient», dit-elle. «C’est ce que je n’ai jamais vu avant que je reconnais». Ce que les autres disent nous met à distance, si c’est «ce que je n’ai jamais vu avant que je reconnais».
Nous devons supposer que c’est parce qu’ils l’empêchent avec leurs mots de voir la chose qui importe pour elle. Ils l’ont préservée, vierge, irréelle, et son projet, le Nouveau – «ce que je n’ai jamais vu avant» – devient l’objet du désir. Il figure, il devient symboliquement l’égal de la chose nécessaire de laquelle elle a été exclue d’une façon ou d’une autre. Son problème, je pense, ou plutôt son dilemme, est de savoir combien elle est prête à en apprendre, de quelle manière veut-elle se rapprocher de cette chose dont elle croit avoir été exclue ?
Arbus part de la position de l’exclue. Les gens du Washington Square Park, en tant que sujet arbitrairement choisi, n’ont rien à voir avec elle. Arbus n’est jamais sûre de savoir si elle est intéressée par l’expérience de l’exclusion – et ses freaks sont par définition l’exclu qu’elle inclue – ou si elle s’applique à élucider exactement ce que pourrait être cette chose dont elle est exclue, ce que ses freaks nous laissent penser. Se laisser obséder par l’exclusion peut devenir un moyen, peut être LE moyen, de ne pas penser à ce que pourrait être cette chose dont elle est exclue. Alors quand Arbus dit (de façon un peu trop célèbre) «une photo est un secret à propos d’un secret. Plus elle vous en dit, moins vous en savez», elle fait la différence entre montrer et dire ce que la photo soumet à notre attention, et nous donne en même temps sa théorie du secret en conserve.
Ce qu’une photo nous dit apparemment est ce que nous n’avons nul besoin de savoir. Dans la photographie l’explicite est toujours trompeur. Et cette photographie, au moins selon Arbus, est une tentative singulière de garder le secret. «Un secret à propos d’un secret» signifie que ce qui est gardé secret est le fait même qu’il existe un secret. Les photos, à l’inverse des photographes, ne peuvent pas parler et «un secret à propos d’un secret», est une définition de l’inconscient que nous pourrions admettre. Mais «un secret à propos d’un secret» recouvre deux degrés de distinction. Arbus ne dit pas connaître le secret, elle dit juste qu’elle sait que ce qui est gardé secret dans la photo est qu’il y a un secret.
La photo, ou plus exactement ce qu’en dit Arbus, a quelque chose à nous montrer, si ce n’est à nous dire, non à propos de gens étranges, mais à propos de notre étrangeté face à la proximité et à l’exclusion. Beaucoup de ses photos comportent un désir baroque. Et de nombreuses déclarations à propos de son travail ont trait à la crainte et au sort d'être mis à l’écart. «Dernièrement j’ai été frappée», dit-elle, «par le fait que j’aime vraiment ce que vous ne pouvez pas voir dans la photo. Une obscurité physique réelle. Et c’est très effrayant pour moi de revoir cette obscurité». Voir l’obscurité c’est voir ce qu’on ne peut pas voir et ce que nous ne pouvons pas voir à travers. Dans les photos d’Arbus le frisson d’être mis à l’écart rivalise avec la crainte. Ce serait terrible de croire qu’il n’existe rien dont nous pourrions être exclus. Ce que les photos d’Arbus nous invitent à considérer sont les freaks qui en sont absents et ce qu’il y a là-dedans de si poignant et de si horrible pour nous. Ou pour le dire avec plus de désinvolture, qui est mis à l’écart de quoi ? Si nous avons tant d’appétence pour les freaks d’Arbus, de quoi nous sentons-nous exclu ?
L’histoire qu’Arbus veut nous raconter explicitement à propos des laissés pour compte, avec des mots plus qu’avec ses photos, est qu’elle les envie. «Les freaks sont une chose que je photographie beaucoup», dit-elle, sans la prudence d’utiliser d’autres mots :

«C’est la première chose que j’ai photographiée et cela a produit une excitation extraordinaire en moi. Je les adorais. J’adore encore certains d’entre eux. Je ne veux pas dire qu’ils sont mes meilleurs amis mais qu’ils me font ressentir un mélange de honte et de crainte. Il y a une qualité légendaire chez les freaks. Comme un personnage dans un conte de fées qui vous arrête et vous somme de répondre à une énigme. La plupart des gens traverse la vie effrayée de vivre un traumatisme. Les freaks sont nés avec leur trauma. Ils ont déjà passé le test. Ce sont des aristocrates.»

C’est astucieux et troublant, tant dans son allégresse que dans sa gravité. Comme dans certaines de ses meilleures photos, on est quelque part entre le gimmick de comédie - «Je les adorais. J’adore encore certains d’entre eux. Je ne veux pas dire qu’ils sont mes meilleurs amis» - et la fable existentielle. A la fois dans l’irréel – choses, légendes, personnages de contes de fées, aristocrates – et dans l’intensément vrai : ils ont vécu leur trauma en premier lieu, «ils ont déjà passé le test. Ce sont des aristocrates». Ils viennent pourrait-on dire, d’un angle très légèrement différent, d’un «coin» pour utiliser un mot d’Arbus, un peu comme les Juifs, nés membres de l’aristocratie du trauma.
Ce qui frappe à propos d’Arbus est son approche explicite de l’érotique, des fantasmes qu’ils engendrent parce qu’elle les admire. Il y a là une formidable sorte d’excitation, d’adoration, de honte, de crainte. Et les vies de ses freaks, selon elle, sont constituées par ce dont ils sont exclus. Parce qu’ils sont nés avec leur trauma, parce qu’ils sont nés avec la chose ultime qui les sépare des autres. C’est de là qu’ils partent, et non de ce qu’ils doivent rechercher comme Arbus à Washington Square Park. C’est comme si leur épreuve dans la vie, l’épreuve avec un grand «e» pour Arbus, était ce qu’ils avaient fait de leur exclusion, ou de la chose qui les exclue.
L’appareil photo de la parabole de Washington Square Park est l’objet qui à la fois inclut et exclut. Mais Arbus, avec raison, tient à nous rappeler que la photo n’est pas faite au sens strict de son sujet, mais de son supposé sujet, représenté, reconnu par un médium très différent. Et s’exprimer clairement sur la photographie c’est parler de cette différence de façon inédite parce que la photographie apparaît comme un art mimétique sans effort. «Ce que j’essaie de décrire» dit-elle, «est qu’il est impossible d’échanger sa peau contre une autre. Et tout mon travail est un peu à ce sujet. Que la tragédie de quelqu’un n’est pas la même que la vôtre». Peut être que la chose dont on est le plus exclu est le trauma des autres, les tragédies des autres.

Vous n’avez pas besoin de regarder des photos de phénomènes de foire ou même de photographier des phénomènes de foire pour vous prouver que vous n’êtes pas un phénomène de foire vous-même. Alors pour poser une question pragmatique, à quoi les photographies d’Arbus servent-elles ? Pourquoi les photographier, et les photographier comme ça ? «Les freaks sont une chose que je photographie beaucoup. C’est la première chose que j’ai photographiée et cela a produit une excitation extraordinaire en moi» ; la première chose, c'est-à-dire après les mannequins de mode qu’elle a photographiés avec son mari dans les années 40. Il est possible que les freaks ont été le moyen pour elle de trouver sa propre voie en matière de photo. Cela mérite donc de se demander en conclusion ce qu’était cette voie propre.
Arbus décrit sa fascination pour un artiste de rue aveugle des années 60 qui, dit-elle, «vivait dans une atmosphère aussi dense et coupée du monde qu’une île entourée de sa propre mer». Et «une île entourée de sa propre mer» est en effet une île très isolée. Si Arbus a été attirée par l'impossibilité de la proximité alors il est tentant de suggérer que ses photos enregistrent à la fois cette impossibilité et tentent de la détruire. Eudora Welty a souligné le fait que le travail d’Arbus «violait tout à fait la vie privée, et ce avec l’intention de le faire» comme si Arbus ne pouvait supporter ou, plus intéressant, n’avait pas confiance dans la vie privée des autres. Comme si la vie privée était une sorte de mystification, comme si notre opacité et celle des autres s’en trouvait sacralisée. Welty a mis l’accent sur quelque chose – la violation est totale, personne ne dit volontiers «je me sens un peu violé» - qui est important à propos du travail d’Arbus. Même s’il est à mon sens permis de penser que ce travail montre souvent le degré d’inviolabilité de la vie privée de l’homme moderne : quelque soit votre degré de proximité, vous n’êtes jamais si proche. Et qu’il y a quelque chose à propos de la vie moderne qui génère des fantasmes de proximité, d’intimité, qui sont bien au-delà des possibilités humaines.
Les secrets peuvent être percés à jour mais la vie privée ne peut être violée parce qu’une fois qu’elle est violée cela n’est plus la vie privée. L’idée même du secret est le dernier refuge du romantisme. Cela n’est peut être pas que nous avons tous des secrets mais que chacun d’entre nous est perçu différemment par les autres. Cela n’est peut être pas que notre intimité se trouve la plus complètement dévoilée, mais que nous avons atteint notre plus haut degré d’anonymat. Ce sont pour le moins les deux domaines vers lesquels Arbus nous guide quand elle parle ou écrit à propos de la photographie. «Notre apparence», écrit-elle, «est comme un signe donné au monde de nous envisager de telle manière mais, il y a une différence entre ce que vous voulez que les gens sachent à propos de vous et ce que vous ne pouvez empêcher que les gens sachent de vous. Les autres nous voient d’une façon que nous ne pouvons anticiper : nous ne pouvons pas nous connaître parce que nous ne pouvons pas être quelqu’un d’autre en relation avec nous-mêmes, et ainsi de suite.» Il est clair que tout ceci montre combien le discours d’Arbus est empreint de psychologie quand elle parle ou écrit à propos de la photographie. Et à l’instar de tout bon essai de psychologie, il est irrésistible et pertinent. Et il n’est pas surprenant qu’Arbus, en mûrissant et en travaillant là et quand elle l’a fait, ait trouvé ce langage à portée de main. Mais ce genre de discours peut nous entraîner loin des photographes en tant que photographes, particulièrement quand quelqu’un est aussi rusé et éloquent que l’était Arbus. Plus mauvais est votre art, notait le poète John Ashbery, plus il est facile d’en parler.
Ce qui me semble vraiment étrange à propos du travail d’Arbus n’est pas son sujet, mais comme il est difficile de résister à l’analyser en psychologue, ou pour le dire autrement, comme il est difficile de concevoir de ne pas en parler en termes de psychologie. Et je ne veux pas dire en termes d’alternative pour parler techniquement. Regardez les photos d’Arbus sans essayer d’imaginer ce qu’il se passe dans la tête de ses sujets, comme si, en fait, vous ne pouviez pas. On ne peut pas avoir accès à quelqu’un qui est aussi dense et isolé qu’une île entourée de sa propre mer, il est donc peut-être disponible pour autre chose. Pour être photographié.