lundi 22 septembre 2008

NORD SUD - Hieronymus Bosch Le jardin des délices – histoire d’un plagiat

Ils arrivèrent enfin au rayon des surgelés.
« Cet enfoiré m’accuse d’avoir pompé Dali !
— Dali n’était pas pédé. Ton mec est mal renseigné.
— Non mais je veux dire plagié ducon pas… »
Tous les vieux gags défunts rajeunissaient, ressuscitaient et se remettaient en circulation.
« C’est parfaitement impossible, il est né 400 ans après toi !
— Apparemment c’est un argument qui ne tient pas. Sinon je ne serais pas là pour m’en plaindre. Il semblerait, comment dire, que le temps n’est pas ce truc linéaire que l’on croit et…
Le temps pèse sur l’hybride qui ignore l’âge d’or, braillaient les haut-parleurs au-dessus des rayons. Le caddie est la forteresse mobile du combat, et la vie un parcours à handicap barré d’imprenables bunkers dès avant le huitième trou.
« Si tu veux mon avis, ce qu’ils veulent, c’est faire un coup. Racheter le triptyque à Drouot pour une bouchée de pain puis te réhabiliter et toucher tous les royalties des repros ! Bouquins d’art, posters, tee-shirts, cartes postales, fonds d’écran etc.
— La diffusion universelle de mon œuvre… »

Des gémellations indiscernables, une limace se liquéfiant moitié porc et moitié âne tentaient de s’extirper des congélateurs allée 5. Les artères reliées sur des niveaux multiples — parfois souterrains — suspendues autour d’un vide central, palpitaient de lumières crues et de convoitises béates. Hieronymus examina chacune d’elle comme si ce ciel de polyuréthane ne demandait qu’à s’ouvrir pour lui.

« La foule a exercé son pouvoir suggestif ! Après avoir été tout : philosophe, homme, femme, Roi, sujet, poisson, cheval, grenouille, et je crois même éponge, te voilà dans le grand cauchemar climatisé.
— C’est ça partons, je tremble de froid. »


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Les riches clients du Plazza Athénée se gargarisaient de la nouvelle dans le salon safran assorti de la traditionnelle présence d’eau, de végétation ainsi que d’une lumière californienne éclaboussant les murs à la faveur du va-et-vient des têtes peroxydées, et que n’arrivaient pas à troubler les ultimes diablotins engendrés par l’inconscient collectif du XVe siècle. Les béances de jeunes duchesses diaphanes, siamoises par la langue, luisaient de convoitise. Le procès s’ouvrait le lendemain.
« Résidence Hilton bonsoir. »
Des boursouflures roses bonbon s’érigent au-dessus du spa où fondent ces amants qui veulent l’enfer. Une tour est en construction, on y travaille fiévreusement, car il faudra être prêt pour accueillir la foule qui ne manquera pas de s'y présenter.
— Mildred ? Passez-moi mon père immédiatement. »
Des cliquetis de souris en talons aiguille s’éloignent, suggérant une déraisonnable surface de parquet verni à la mode Venice-ienne.
« Papa ? Il a totalement disparu, je crois qu’il est mort. »

Cette fille avait déjà cette capacité d’analyse à l’époque de son adolescence. Les lettres qu’elle écrivait en sont un témoignage incontestable :
C’est ma soirée et je pleure si je veux !

D’une lance précieuse, l’Ange effleurait des femmes prosternées, de profil. Les coups de rameaux d’olivier striaient de mauve et d’incarnat la cellulite jugulée dans des strings à 300 dollars pièce.
« Allo ? Allo ? »
Ahanant dans la forêt de soie et d’ambre, le juge (combinant les ressources d’un éclaireur de la Frontière avec la résistance d’un astronaute) cachait le complot sous les fresques merveilleuses. Ce déploiement de bleus et de verts presque printaniers, ces roses muqueuses tendues vers la coupole telles des trompettes sur de bleus abcès, formaient colonne dorsale d’une sorte de triptyque. Il les examinait avec la méfiance et le caractère soupçonneux dont il faisait preuve dans l’exercice de sa profession. Paumes et bouches au sol se crispaient, bras épais de sang, parodie de gestes quotidiens.


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Dans le box, l’accusé aurait aimé s’envoler comme un char mythologique au milieu d’un nuage, leur échapper avec un bruit aérien tout particulier de gelato.
« Accusé levez vous, jurez-vous etc. etc. etc.
— Je voulais juste me taper ce poisson c’est tout ! Vous allez pas en faire un drame quoi !
— Vous étiez sur le point de rompre la chaîne du froid.
Regardez le mec juste au-dessus de moi ce qu’il fait à l’oiseau !
— Un baiser.
— Un baiser mon cul ! grommela-t-il entre ses gencives râpées, le goût du sang séché sur la langue.
— Si l’avocat du plaignant veut bien s’avancer. »

Verdâtre, il s’avança coulissant lentement sur l’escalier mécanique de son sourire, tenant dans sa gueule une tête humaine comme présage de la sanction à venir. Il s’ébroua, cruel comme un destin à la Hitchcock :
« Mon client Crystal Réfrigération propose un arrangement amiable : 100 000 euros de dommages et intérêts et il arrête les poursuites. Ces 100 000 euros rachèteraient son image ternie par ce regrettable incident en finançant une campagne de soutien pour la PETA.
Ils recherchaient tout ce qui peut guérir et fortifier les corps, les étrangetés vraies voisinant avec les étrangetés de l’ajout. On y regardait passer ses organes internes, désormais purgés.

« Mais je suis, je n’ai rien, je n’ai même pas une feuille de vigne, nulle lance précieuse … Père pourquoi m’as-tu abandonné ?
— Un paradis où l’on ne possède rien ne saurait être Le paradis ! »


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« Donc j’ai été chassé du Louvre avec perte et fracas. Il n’est déjà pas bien vu de réellement discerner les faux, mais ça l’est encore moins de savoir, comme moi, que les faux sont parfois meilleurs que les vrais. Les conflits déchirent l’œil. J’ai passé les mois suivants avec dessus un vrai bandeau de pirate, ce qui ne le fait pas trop dans ma profession. Quand j’étais enfant ma famille était, disons, assez à l’aise. Moi, d’une certaine manière, je rêvais d’être pauvre. L’étant finalement devenu, plus ou moins, j’ai commencé à désirer ces satisfactions mêmes que j’avais jusque là condamnées comme factices et frelatées. La vraie richesse, que je n’avais au fond jamais connue, me fascinait désormais. Je lisais dans les magazines les frasques de l’héritière blondasse gourdasse à cou de girafe digne du Parmesan, et qui, à l’inverse des pauvres petites filles riches d’Andy Warhol, avait la décence de ne pas nous demander de pleurer sur son sort. La villa californienne avec piscine et jacuzzi, le yacht, le club privé du rappeur maquereau, je laissais désormais à des plus fortunés que moi le privilège de les dédaigner au nom de l’authenticité. Cette introuvable authenticité, désormais, je n’y croyais pas plus qu’aux vertus libératrices du yoga ou à l’âge d’Or, notre pseudo paradis perdu d’avant la Consommation. Mon œil une fois guéri, paradoxalement, ma principale activité a consisté à regarder à la télé ces émissions où de répugnants étudiants américains passent quatre semaines à Cancun ou en Floride à se vautrer dans les orgies les plus abjectes, ou ces concours de tee-shirts mouillés devant un parterre d’Anglais adipeux à Ibiza, sur fond de trance M6. Même le confort d’un salon d’hôtel de deuxième classe en faux style edwardien était devenu pour moi un luxe qui me faisait rêver. C’est un paradoxe élémentaire, que dans un monde factice, celui qui recherche l’authentique doive en fait rechercher le factice — seule véritable expérience vécue. C’est de ne l’avoir pas compris qui a fait que je n’ai jamais pu devenir l’artiste que j’aurais voulu être, et que j’en suis où j’en suis. J’y pense le soir, sur les ponts de Paris, en regardant passer les bateaux mouches d’où sort un brouet R&B, cloisons en style acajou, similicuir et ombres caramel s’agitant derrière le verre fumé. Je voudrais partager les plaisirs médiocres de ces gens médiocres, aujourd’hui encore je ne partage que leurs désirs. Je suppose que c’est de ma faute, que pour un rêveur, un tiens ne vaudra jamais deux tu l’auras. Enfin bon, pour répondre à votre question, évidement le tableau est postérieur. Comment expliqueriez-vous, sinon, que les soi-disant délices du soi-disant jardin fleurissent ainsi sur un green de golf ?

— Alors c’est bien vous, l’expert…
— C’est c’lui qui l’dit qui l’est. »


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Sous une cloche imitation verre… près d’une maxi bouilloire… haie hawaïenne, un paillis de vert et de beige… On y trouve à la fois le viol, le meurtre, la mutilation et, pour finir, le cannibalisme… Gueule d’un gros animal à l’espèce indéterminée, passerelles et kiosques, des échelles de feu traversant le ciel. Cette enveloppe abrite en fait un programme très utilitaire : l’appareil dentaire d’une jeune fille.


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« En matière de sexualité, ce n’est pas l’état de droit qui nous gouverne mais la morale dominante. Il existe un bon plaisir. Le sadomasochisme n’en fait pas partie ! » scandait l’avocate, également militante des droits de l’homme, devant le tribunal.
(L’être aimé, doué d’une grande souplesse, ou contraint de se prêter aux tors comme un Gaston latex — là est la question, posée par le tableau et qui plus tard sera reformulée, cette fois de façon littérale, à travers ces photos japonaises bondage exposées au centre Pompidou. Du moins serait-ce la question s’il s’agissait d’un point de droit, ce qui n’est pas le cas, ainsi qu’il vient de vous être expliqué. Il faut suivre, voilà tout.)

Le quidam, second de la journée, fut poussé dans le box.

« Les violences (…) n’ayant entraîné aucune incapacité de travail sont punies de 3 ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende lorsqu’elles sont commises (…) sur le conjoint.
— Elle était consentante ! »
— Ce n’est pas le principe de légalité selon lequel on ne peut être condamné pénalement qu’en vertu d’un texte pénal précis et clair, mais la valeur morale attribuée au sadomasochisme qui nous empêche de fouetter notre partenaire s’il nous le demande. »
Vous aurez bien sûr noté le jeu de mots sur le bon plaisir. La Loi n’est pas le Bon Plaisir. Il faut s’y soumettre, et si vous vouliez être (demeurer) du bon côté de la barrière (ou du manche) vous n’aviez qu’à vous démettre (une épaule) en la/le flagellant
« Et la liberté individuelle et le respect de la vie privée !?
— Je suis juge. Je sais mieux ce qui est bien pour vous. Certes la pornographie est devenue populaire, comme le bronzage ou les vacances au ski. L’innovation n’est certes pas réservée à la contre-culture sexuelle, elle se joue aussi dans la conjugalité mais enfin vous avez entendu la demoiselle, il existe un bon plaisir. Ecoutez mon vieux, entre nous, je ne crache pas sur une petite baise de temps à autre mais faut savoir où sont les limites. »

Loser.

Pensant à lui-même. Entendant des voix.

Nos hommes savent.
Nos hommes savent que nous ne sommes pas comme ces filles aux ventres nus et au sexe froid. Nous sommes comme un volcan.
Comme un pied bandé de Chinoise.
« Le jardin des délices il faut y tendre de toutes tes forces mais ne jamais y entrer » chuchotaient les houris desséchées tournoyant dans leurs voiles sur la gravure du ciel. Et comme au premier des procès, l’on ne fit comparaître que le fils et jamais on ne vit le père.

jeudi 18 septembre 2008

NORD SUD - Cuisine interne

Notre ambition, au sein des Mutants Anachroniques, était, à l’origine, d’appliquer à la littérature divers principes d’expérimentation empruntés aux musiques électroniques : échantillonnage (le titre de travail du Grand Pillage était à l’origine : Sampler litt.) ou encore remix. Ces techniques, qui n’étaient certes pas sans précédent en littérature, se sont considérablement répandues entre nos premières tentatives (1998) et le moment où nous sommes « sortis de notre cave », voici trois ans, avec la fondation du site STASE, prolongement logique d’une démarche dérivée de pratiques artistiques largement tributaires des nouvelles technologies. Parodier ou détourner, citer ou recycler, rassembler des matériaux pour un Cut-up constituent autant de façons différentes d’user et abuser des mots des autres, qui peuvent même être un moyen de raconter sa propre vie. Aucune de ces démarches ne nous est étrangère. Une constante, cependant : depuis le tout début nous avons mis un point d’honneur à toujours CITER NOS SOURCES. À cet effet, nous prévoyons de créer sur le blog un lien permanent, sachant qu’en tout état de cause nous ne désirons pas parasiter les textes eux-mêmes par l’ajout d’indications de ce type. Sauf que nous avons commencé à « poster » sur ledit blog fin juin, donc il y a déjà environ trois mois… Il ne parait donc pas inutile, en attendant mieux, de donner dès aujourd’hui à ceux qui ont pu lire ces premiers textes un aperçu de notre CUISINE INTERNE — pour paraphraser l’intitulé du blog de Nina Yargekov, dont le roman doit sortir chez POL en février 2009 — en retraçant l’origine de nos divers emprunts et (on y revient toujours) pillages.

1er juillet : Pluie.
En fait la seule entrée de juin ne contenait pas de texte, juste une photo. Quant à celle-là, ça commence bien, pas moyen de se souvenir s’il y a eu un quelconque recyclage. Peut-être une ou deux bribes de phrases dans le dernier paragraphe ? Ça nous apprendra ! D’un autre côté il s’agit essentiellement d’un écrit qui mêle des écrits antérieurs, un auto-recyclage…

2 juillet : (sans titre)
Une citation pure et simple. Tirée des Mutants du brouillard, des frères Strougatski. De la science-fiction soviétique. Ils ont entre autres écrit Stalker, que tout le monde connaît par le(s) film(s), mais celui-là est encore plus imbitable.

16 juillet : Autosuggestion.
Le titre est celui d’une chanson de Joy Division, dont nous avons mixé les paroles avec une lettre de Maupassant à une aspirante écrivain qui sollicitait ses conseils. On peut bien sûr aller beaucoup, beaucoup plus loin que nous ne l’avons fait ici dans la fusion de deux textes, même si différents en apparence. Mais ça n’est pas très important. Déplacer la proverbiale virgule suffit généralement déjà à altérer complètement le sens des fragments reproduits. La chanson est d’un optimisme presque délirant pour Ian Curtis (déjà présent dans le Grand Pillage, mais uniquement via l’utilisation détournée de plusieurs extraits du livre de sa femme, lequel, dès sa sortie en 1995, nous avait frappé par l’étrangeté et la force de ses images). Quant à la lettre, elle est moins misogyne qu’elle n’y parait quand on la lit avec assez d’attention. Le point du remix est, d’ailleurs, exclusivement féminin.

19 juillet : Autosuggestion-3.
Les sources « extérieures » restent les mêmes que pour les deux versions précédentes (la seconde, faiblarde, a été supprimée).

28 juillet : Le Système S2CR.
Sciences et Avenir, octobre 2007 — CV Magazine, hors-série 2, février 1998 (ça fait 10 ans qu’on tape dedans et c’est comme le Nutella, on ne s’en lasse jamais) — Propos de Trent Reznor, de Courtney Love, extraits d’articles tirés de (sources possibles, sinon avérées) : Starfix (même Fred avait 13 ans quand c’est paru), Les Inrockuptibles (ils sont moins drôles à détourner depuis qu’ils ont trouvé plus intello qu’eux), Rock&Folk, Rockmag (yeah !) — Blade Runner, pas le livre mais le film (1982, disponible chez Warner Bros Video), dialogue cité par : MK2-Trois Couleurs (novembre 2007).

7 août : Tomographie anachronique.
Nous prenons l’entière responsabilité de cette pensée sublime et puissante.

1er septembre : Rewind <> Fw.
Reprend les éléments de base du texte du 28 juillet.

11 septembre : 911 (‘till I come) : Enzeli.
Là c’est la honte totale ! Cette explosion énigmatique fait feu de tout bois, mais quant à retrouver d’où sortent ces morceaux de phrase déchiquetés… La genèse du texte remonte à la période qu’évoque Le Système S2CR — entre mai et novembre 2007 —, lorsque Fred travaillait onze heures par jours pour son bouquiniste balzacien, d’où le problème : avoir sous la main des monceaux de bouquins poussiéreux dont, entre deux clients, on griffonne des passages sur des bouts de papiers dégeu, c’est en un sens assez génial pour qui fait ce que nous faisons, mais ça exclut a priori toute rigueur dans l’archivage… L’inspiration de base pour la rédaction du truc a certes été fournie par les propres carnets de voyage d’Emma (en Iran), mais s’y sont ajouté des bribes de guides de voyage, d’ouvrages de spiritualité ou même traitant de l’art de la céramique. De tous ces ouvrages aux titres perdus, le plus marquant avait été publié pour célébrer l’édification, à l’initiative du Sha d’Iran, du très moderne et colossal nouveau bâtiment du sénat impérial, naturellement à sa botte. Entièrement traduit en français, c’était beau comme un catalogue de Beaubourg (sur le plan du style, s’entend, car l’objet était lui encore plus beau). Plus poétique, peut-être. Il en ressortait en outre que nous autres de la France étions au mieux avec ce grand démocrate de Rézha Sha. Enfin, ce n’était pas non plus tout à fait ce qu’on peut appeler une surprise… Dans un autre registre, « 9pm Till I Come » est un impérissable chef d’œuvre de ATB. Sur la pochette de l’album, l’ex-roi de la trance M6 pose devant son jet privé, sauf que même si ses fameuses initiales sont dessus on hésiterait à jurer qu’il est vraiment à lui, de même que l’hélicoptère au verso.

jeudi 11 septembre 2008

NORD+SUD - 911 (‘till I come) : Enzeli

La ville d’Enzeli, qui semble monter la garde à la pointe nord du pays face à l’inconnue slave ─ sa phonothèque s’est enrichie d’un nouveau document sonore : « La culotte ukrainienne, large comme la mer Noire ». Longtemps les Iraniens et les Russes s’unirent pour fournir au monde le caviar. Les pêcheries de Pahlevi étaient concédées aux Russes.

L’esturgeon se refuse à emprunter les portes qu’on lui a réservées, les Russes l’exécutent avec aisance, gaieté et fougue.

Le treizième jour, le monde entier est dehors :

alliance des nuages et de la pierre ─ devenue acier, devenue verre ─ quand l’effort s’enfonce dans la forme pour s’y cacher. Sois heureux dans le souffle------------------------L’élan du graphisme enlace l’œil et le caresse-----------------Voués à servir cette roue sous laquelle nous tournons, nous sommes les images qui passent. Le soleil est la lampe ; le monde, l’écran------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Lignes géométriques et corolles stylisées ─ Spirit blong bubu i kam bak
(Ce qui signifie : « L’esprit des ancêtres revient », en bislama du Vanuatu.)

lundi 1 septembre 2008

SUD - Rewind << Skip Intro >> Fw

Le désir est toujours là, la colère ne me quitte pas et pourtant, je fume toujours pas mal de shit, j’essaie de me calmer. Être adulte, c’est se remettre en cause : on se demande chaque jour si on a bien fait son travail. Au boulot et à la maison aussi. Finalement la vie de famille, c’est comme gérer une petite entreprise. Optimiser les achats, faire des listes, recruter la baby-sitter, veillez à ce que tout ce petit monde ait du linge propre. Faire disparaître poussière, toiles d’araignées, traces de gras. Gérer le stress et planquer l’ennui. Être de bonne humeur, faire des crêpes, trouver le sapin super cool. Pour être Adulte, il faut être bien dans sa tête, être très équilibré. Et aujourd’hui beaucoup de gens ont « un pet de travers ». J’imagine que j’en fais partie.
— À quand remonte le passage à l’âge adulte ?
— Au mois de septembre 2002. Le 3 exactement.

Tu as cassé ton portable. Perdu ta nouvelle adresse. Retrouvé la mienne. Nous sommes tombés d’accord sur le fait que nous étions devenus de vrais cons chacun de notre côté. La répétition semble favoriser cette désactivation. La nuit se délave gris sale comme un vieux jean noir. L’intuition me jette dehors pour échapper au spectacle. Un visage évanoui, une chaussure, un morceau de jambe. Des clopes fument toutes seules dans les cendriers. Le lecteur DVD a encore planté. En image fixe, Bowie blond platine chapeau et costume de lin blanc sort du Raffles Hôtel. La fin de soirée tourne en boucle depuis plus de 17 ans.

Je me suis rachetée une platine vinyle. En fait non, pour être précise, c’est lui qui me l’a offerte pour mon trente troisième anniversaire. Quand il veut être gentil il dorlote comme ça mon appétit pour le passé qui n’est même pas une quête du soi-disant paradis perdu de l’enfance. Car j’en suis sûre, je n’ai jamais été enfant. Ma mère n’avait pas la patience.
« Il faut que je te dise quelque chose. C’est pas facile. Tu as 5 ans, tu es intelligente et sensible. Je sais que tu peux m’écouter. Papa et moi, on va divorcer. Ça veut dire qu’on ne vivra plus ensemble. Mais il ne faut pas que tu sois triste. On continuera à vous aimer toi et ta sœur, on sera toujours vos parents. Mais voilà, on ne s’aime plus alors on a pensé que c’était mieux de se séparer plutôt que de continuer à se battre.
— Ah. »
Je me suis forcée à pleurer. J’ai senti que c’était ce que l’on attendait de moi. Mais en dedans je me suis dit super il se passe enfin quelque chose. Et c’est là que maman, croyant se blinder (comment expliquer une pareille absence de lucidité ? je me demande aujourd’hui si elle n’était pas feinte) s’est mise à me faire miroiter la vie la plus géniale que j’aurais pu imaginer :
« Vous irez chez papa un week-end sur deux. Il aura une nouvelle maison et il vous gâtera sûrement parce qu’il ne vous verra plus tous les jours. La vie ici te semblera moins belle parce que je ne pourrai pas en faire autant. Il va falloir que je me débrouille avec un seul salaire, enfin, je veux dire, je n’aurai pas beaucoup d’argent pour vous gâter. Ça il faut le comprendre. Mais je vous aime de tout mon cœur, vous êtes mes petites filles adorées. La prunelle de mes yeux. »

Ça ne s’est pas tout à fait passé comme ça. Pas de blâme. Mais j’y reviendrai. « La force est en vous. » Il faut « reprogrammer les vieux enregistrements », écrivait Louise L. Hay, gourou de la parapsychologie américaine. Que les gens divorcent, on s’y est habitué. Après il y a aussi la capacité qu’ont certaines personnes à réinitialiser totalement leur disque dur.

Plus tard dans la vie. En demi-pointes sur la table basse, je tire sur la chaînette du ventilateur. Les pales brassent l’air chaud et poisseux qui monte de la rivière. La petite forêt vierge sur le balcon entre dans la chambre par la fenêtre. Un ibiscus oranger a fleuri juste sur le rebord. Au téléphone c’est lui qui est loin. Les constellations invitent à s’allonger sur les toits. Avec les chats. Je lui fais partager ce moment artificiellement romantique. En vrai, je m’ennuie un peu. Mais je suis bien. L’été. C’est l’été. Peut être parce que je suis née en cette saison, ce mois, juillet, c’est mon préféré. Avant le soleil et la chaleur font des caprices. En août, on pense déjà à la rentrée, les jours raccourcissent. Cette fleur par la fenêtre, bouger nue. Tous les ans à la même époque, surgit Arcachon. La recréation à l’identique de connexions données d’une configuration est (c’est toi qui m’a dit ça) le seul moyen d’échapper aux filets du Temps, ce qui, d’ailleurs, n’est souhaitable que jusqu’à un certain point.

Nous sommes le 3 septembre 2007. Il est 19h30. J’attends. Ma petite fille aussi. En fait elle trépigne. Je lui ai dit que ce serait bien que papa soit là pour qu’elle ouvre ses cadeaux et souffle ses 5 bougies. Avant, il fabriquait des guides de voyages remplis d’horaires de bus — quand il attendait une info incontournable, il la remplaçait dans le texte le temps qu’un rédacteur la lui confirme par une ligne de X. Bientôt 20h. Ma petite fille s’impatiente. Qu’est ce que je suis censée faire ? Une ligne de XXXXXX ? Alors je pense que finalement, je suis la personne la plus adulte dans cette maison.