dimanche 8 février 2009

NORD SUD - L'Automne à Beijing (épisodes 3 et 4)

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(Pour les deux premiers épisodes, cliquez ICI.)

3.
Poussiéreuse la tire de son sommeil le tissu qui colle à sa peau, de ces réalités qui suintent encore. La lumière filtrant, l’apparition d’une pilosité aux aisselles vit en elle —
« GAAAARGHHHHHHHHHLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLLL !!!!!!!!... »

« Vous avez bien dormi ? Elle ne vous a pas réveillés au moins ? Notre amie Sue Ling a quelques "issues" concernant son apparence », nous confie malicieux Illuminev en nous faisant signe de le rejoindre au sein de l’espace petit-déjeuner, où mijote un roman qui sortira prochainement. Il ajoute bien sûr vous vous étonnerez peut-être que Sue Ling et moi, enfin vous comprenez, après la petite scène pas très encourageante d’hier… C’est l’argent vous comprenez. C’est dans la nature des femmes de succomber au charme des hommes riches. Ou dans leur conditionnement, si vous préférez : « Un conditionnement si efficace que Sue Ling — qui ne s’appelle nullement Sue Ling, au fait — en a peut-être oublié qu’elle est en réalité au moins aussi riche que moi. »

Monsieur Illuminev appartient à cette catégorie d’individus dont ma mère avait l’habitude de dire qu’ils n’étaient « pas très intéressants » — une catégorie où elle rangeait, en vrac, Franck Sinatra, Adolf Hitler, Ingrid Bettencourt (après son pèlerinage à Lourde) et Jean-Marie Messier. Il n’en va pas moins de soi que si je partageais son point de vue, jamais je ne serais devenu journaliste.

« Mais aussi je suis président. Ça elles aiment. C’est un peu pour cela que je le suis resté, notez bien, parce qu’autrement, l’un dans l’autre, c’est surtout des emmerdes. »
Pas de doute, ce matin, le diable kalmouk est en grande forme. Il évoque les deux enfants de sa cliente, Gab-han’a et Dolce, « auxquels elle a attribué ces prénoms ridicules pour la même raison qu’elle a enfreint la règle légale de l’enfant unique : parce qu’elle pouvait se le permettre. » Elle s’était mariée, nous explique-t-il encore, mais l’époux aurait par la suite rapidement succombé à une mauvaise pneumonie, en même temps, toujours d’après Illuminev, qu’à la honte bien chinoise (quoique) d’avoir moins bien réussi que sa femme.

***

En dépit de ce cynisme affiché, sa fierté est bien réelle lorsqu’il entreprend de nous détailler l’étendue et la nature du travail réalisé par notre hôtesse — toujours enfermée au premier dans une cabine d’épilation high-tech, aux parois intérieures plaquées or et relevant d’une technologie expérimentale qui, en Occident, demeure à ce jour non autorisée — pour l’aménagement des 4000 mètres carrés de jardins privatifs avec piscine, largement visibles, grâce à une baie vitrée panoramique, concave, depuis la table du petit-déjeuner.
L’oeuvre de la "paysagienne" consiste ainsi en un bricolage de branches coupées par des pinces ou à la main. (+ des caméras partout, des vigiles mobiles, des radars, le portrait en nénuphars du Père, qui fut un membre éminent du parti mais il ne faut pas le dire !) Interdisant, ou du moins délestant les nuages les plus menaçants, ayant proscrit les pêcheurs, les comptables, les paysans et même le maire du village (le chef d’îlot, en réalité) qui revêtait souvent les costumes de jadis – ceux là étaient trop gentils pour être honnêtes. « Inventer à leur usage une belle affabulation qui puisse les consoler — c’est là que j’interviens. » (Série de zooms sur divers détails des jardins : la verrière était un écran !) Ces saines relations humaines viennent s’ajouter à L’ÂME TOUTE PÉNETRÉE DE BEAUTÉ, DE TRADITION ET DE SACRÉ, pièce intime au-dessus du séjour. L’ensemble constitue un genre de parc à thèmes dont les protagonistes apparaissent curieusement absents — à une exception près, et non des moindres.

« Depuis le tout début, LA VIEILLE a refusé de bouger. Impossible d’esquiver le problème, vu que sa masure était située pile au seul endroit du terrain qui se prêtait à la construction du bâtiment projeté. »

La vénérable vieillarde, comme on tentait de la raisonner, affirma avec force sa détermination à mourir dans la maison de ses aïeux. Entendant cela, l’impatiente designer millionnaire aurait, dit-on, rétorqué qu’en tout état de cause, elle pouvait du moins compter là-dessus.

« Modernité et tradition. Ce sont deux histoires qui s’affrontent ici. Une histoire de la Chine moderne, dynamique, conquérante… Et une autre, tout aussi digne d’admiration, qui s’inscrit dans la continuité et les valeurs. Mon rôle a été de faire se rencontrer ces deux histoires, afin d’ouvrir la voie à une nécessaire réconciliation. »

Alors Illuminev raconte :

***

4.
Depuis que Sue Ling m’a tapoté la poutre en avril, 300 000 à 500 000 familles pékinoises ont été chassées du centre, expulsées comme on extirpe une verrue. C’est là qu’entrent en scène les artistes parcourant le front, ils remplissent les vides et enlèvent les excédents. L’État les bénit de vendre à des couillons d’occidentaux des pseudo caricatures Pop Art de Mao le bras levé criant : « Hep, taxi ! », lofts, villas et tours géantes sonnent de concert le glas des hutongs, les anciennes ruelles, comme des siheyuan, les cours carrées traditionnelles reconnaissables à leurs toits retroussés. Ce vaste mouvement tournant est la clé du triomphe. La victoire revient à celui qui maîtrise le gain solaire passif. Les architectes d’intérieur sont débordés ! Si une cavité s’offre, l’eau la remplit dès qu’elle peut y accéder avec sa Mercedes classe S. Le terrain reste propriété collective — c’est très pratique pour les travaux manuels. La philosophie urbanistique des nouveaux cadres du parti c’est de changer leurs administrés de place pour que l’intérieur (de la cité) soit toujours une surprise. Ainsi la vieille ne sera plus qu’un objet à transporter ou un accessoire à acquérir comme un polochon VelvetChic de chez Pomme™ — mais non, là je leur prête une sophistication qu’ils sont loin de posséder, quand le problème est survenu c’était plutôt : des policiers partout, des proclamations patriotiques, des bulldozers, un entrepôt à canons pour ensemencer les nuages, un préavis qui se compte en jours : « À quoi estimes-tu la valeur de ta face ? » Avec le renfort de gros bras, des murs dont on ne sait pas s’ils tomberont ni ce qu’ils renferment rendent hommage à la profondeur de leur pensée stratégique.

Depuis qu’ils se sont un peu civilisés – le vernis européen + le guide des jeunes les plus influents – ils l’ont traînée en justice pour tenter de l’expulser de la soupente ancestrale.
Avant cela deux jeunes gens en costume étaient venus voir la vieille dame :
« On a du lui arracher toutes ses dents, faisant d’elle un véritable bébé moderne ! La recette est simple : on mélange de la purée et du jambon pour monter l’ossature en deux jours, ainsi que l’électricité et la plomberie. »
Pourquoi faudrait-il que ce soit ma cliente, et seulement elle, qui pâtisse de l’échec de cette acuponcture anti-âge ?

***

FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE.

Suite et fin: LUNDI 9.
SOURCES: JEUDI 12.

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