lundi 9 février 2009

NORD SUD - L’Automne à Beijing (épisodes 5, 6 et 7)

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Dernière partie.
Pour la première (épisodes 1 et 2), c'est ICI.
Pour la partie centrale (épisodes 3 et 4): .

5.
Aujourd’hui c’est l’anniversaire du petit dernier, Gab-han’a (il souffle ses 8 bougies !). Sa sœur, Dolce (11 ans), et ses copains plus âgés sont également de la partie. Dolce arbore fièrement un blouson bleu ultra épaulé de la Police Nationale française, adapté à ses mesures (la maman, quoique fière d’être Chinoise, ne veut pas pour elle de bidules ethniques ou « fifille »), un pantalon de treillis qu’égayent des motifs originaux, tissés de fils d’or et d’argent : les plaques minéralogiques les plus recherchées dans les Émirats arabes unis, reproduites d’après l’Argus. L’armée de copains de Dolce est tenue à distance de son espace dodo – un cadenas d’or en condamne l’accès : de nos jours on n’est jamais trop prudent. Mais tous savent que dans la famille, quand on fait la fête, c’est dans les grandes largeurs – et sur le budget de la société.

Déjà l’attrait de l’aventure fait briller les regards enfantins. Car la belle et grande maison a bien changé depuis hier. Les ouvriers ont mis les bouchées doubles et la ravissante masure de la vieille dame s’y inscrit désormais comme un élément de décoration à part entière. L’équivalent, somme toute, d’un piano de prix, de ces bassins intérieurs rafraîchissant les villas antiques… Ou mieux : la cage à la porte toujours ouverte d’un oiseau rare, dont le charmant babil est plein de sagesse et d’enseignements pour qui sait l’entendre ! Ils le comprennent d’instinct, eux dont les petites mains palpent avec avidité les murs grossiers de la vénérable bicoque (dont la rusticité ne fait que mieux mettre en valeur la luxueuse moquette faite main sur laquelle elle parait délicatement posée), attirant sur le seuil l’aïeule qu’ils entourent bientôt de leurs attentions enthousiastes…

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Illuminev contemple ce touchant spectacle avec une satisfaction non dissimulée
« Plutôt que de s’obstiner à vouloir l’en bannir, mon idée, dès l’origine a été d’entreprendre de placer la petite dame au cœur de l’existence de la famille, et de son espace de vie. Mais il va de soi que pour imposer cette conception innovante, j’ai eu à surmonter de fortes réticences, y compris et surtout de la part de ma cliente, qui n’était pas habituée à considérer les choses de cette manière. »

La faiblesse appelle toujours l’agression. Ces nouveaux riches sont habitués à obtenir tout ce qu’ils veulent, tout de suite. Pauvre vieille, soumise à un isolement géopolitique total. La prudence et la fermeté d’une petite force n’en peuvent pas moins arriver à lasser et maîtriser même une nombreuse armée. D’autant plus quand le défenseur attend l’assaillant bien campé sur ses positions. Le recours massif à des galeries de mine pour effondrer des pans de la maison fut un échec. On avait creusé une première tranchée perpendiculaire à la façade, puis plusieurs perpendiculaires à cette tranchée initiale. Un solide travail de sape depuis ces tranchées n’avait finalement abouti qu’à faire crouler la gigantesque salle de gym au plafond doré de la villa, qu’on avait eu l’imprudence de commencer à construire, ainsi que la « chambre royale » prévue à l’étage au dessus. Division dans les villes et les villages, division externe, division interne, division de mort et division de vie : 5 espèces de dissensions, branches d’un même tronc. Ne restait d’autre solution que de reconstruire l’harmonie. À la solution finale préférer la solution feng-shui. Soit, comme le disent les anglo-saxons : travailler autour du problème.

« Alors je suis retourné voir ma cliente, et je lui ai raconté l’histoire de l’accordéoniste chinois qui chante La Banlieue de Moscou sur fond de fleuve en crue – elle a compris que ce que cette histoire nous enseigne, c’est que rien n’est plus souple et faible au monde que l’eau, or pourtant pour attaquer ce qui est dur et fort, rien ne la surpasse. »

Un sourire de satisfaction attendrie vient éclairer le visage du consultant/conférencier/président, tandis que passe devant nous en courant un bambin aux beaux yeux noirs émerveillés, brandissant dans sa menotte (manifestation inédite mais ô ! combien touchante de cette dévotion qu’on voue depuis toujours aux anciens dans l’Empire du milieu) une grosse touffe de cheveux blancs qu’il vient de prélever sur la tête chenue de l’aïeule.

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6.
Il serait faux de voir la nouvelle approche des problèmes prônée par Monsieur Illuminev comme étant en opposition avec le pragmatisme auquel lui-même doit sa réussite dans les affaires, puis en politique. Souplesse et adaptation – n’est-ce pas là, justement, le secret éprouvé de toute formule innovante ? La somptueuse demeure de sa cliente, si elle s’est littéralement lovée (à l’image du grand escalier d’apparat en marbre) autour de la maison ancienne, recèle mille petites innovations pratiques visant à tirer partie de cette configuration inédite. Ainsi le système de ventilation de la cuisine, ingénieusement relié à l’intérieur de la maisonnette dont elle est mitoyenne (et néanmoins « séparée » par le biais d’une habile disposition interne des volumes, un jeu complexe de comptoirs bas et d’écrans de verre givré). C’est aussi un bon moyen d’échanges culturels ! Le cuisinier est un Français et depuis lors il semblerait que la vieille Chinoise née avant la Grande Marche, elle assure total niveau bouillabaisse, cassoulet, and more !

Les effets de la crise financière rendent d’autant plus nécessaire de rentabiliser, dans la mesure du possible, l’investissement qu’a représenté la digestion de la vieille dame et de son domicile par la construction moderne, qui s’élève en gradins de un, deux puis trois niveaux d’acier et de (fibre de) verre (elle est entièrement informatisée de façon à dispenser ses occupants d’avoir à effectuer ces mille petits gestes contraignants de la vie quotidienne qui les rattachaient encore au vulgaire) – « Sue Ling a beaucoup d’argent, mais de nos jours il ne suffit plus d’être millionnaire pour être riche, précise Illuminev. Sa profession lui rapporte mais ce sont ses placements en bourse qui ont rendu tout cela possible. »

Or, contrairement à ce que croit en Occident l’homme de la rue, peu de pays ont autant souffert ces derniers mois que la Chine.
« Maintenant, cette maison avec sa vieille il va falloir l’amortir en la faisant visiter aux touristes. Les Chinois, il n’y a que les très vieux comme elle qui ne veulent pas aller vivre dans des tours, mais bientôt ils vont commencer à s’intéresser à leur passé, vous ne croyez pas ? Je veux dire en dehors de la Grande Muraille. Quant aux occidentaux, bon, il y en a moins, mais c’est sûr qu’ils vont adorer. »
Avant que le temps n’en fasse son affaire, il est essentiel que la vieille dame ne cesse pas de démontrer son utilité sociale. C’est une question de dignité. Nul ne pourra prétendre, non, personne, que la nourriture qui lui sera jetée par les visiteurs, cette honnête travailleuse chinoise ne l’aura pas méritée et gagnée par sa contribution active à la Mémoire.

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Autour de nous la fête enfantine bat son plein. De même qu’un Prince éclairé et vigilant met tous ses soins à bien gouverner, une maman habile ne néglige rien : les petits diables sirotent avec gravité et sérieux leurs sodas 0% dans des bouteilles d’aspect « givré » à la signature Absolut™, avant de se ruer rejoindre leurs camarades en train de jouer avec la vieille dame qu’ils ont décidément tout à fait adoptée.

« La première fois que j’ai allumé l’électricité, ça a failli exploser!
– C’est que tu t’y es mal pris.
– Oui, regarde, intervient un troisième mouflet, c’est comme ça que ça marche. Je l’ai vu dans
24h. »

D’autres bambins, moins turbulents, préfèrent s’attarder aux abords de la discothèque escamotable, où les plus grands affichent en dansant un air blasé et languide. Certains paraissent rechercher la proximité des adultes, nous-mêmes, et nous les entendons raconter leurs histoires. C’est par exemple Ambre Xue, 11 ans, qui affirme : « L’âme d’un pianiste est devenue la mienne ». Sur le circuit international des mélomanes, ses avis et critiques font autorité, même si par réaction contre les « singes savants » du conservatoire de Beijing elle se refuse catégoriquement à toucher un instrument. Plus modeste, sa copine Lili s’est bornée à transformer sa chambre en galerie d’art miniature où elle arrange ses chaussures telles des installations conceptuelles. Lam, 9 ans, a pour sa part créé le site Web commercial www.quiatuemaman.com . Quant à Dolce et Gab-Han’a, il nous suffit d’avoir visité leurs chambres pour savoir que l’univers des deux rejetons fait échos à celui de leur créative maman. Tout à l’heure nous avons ainsi entendu le petit garçon crâner à propos du bureau ancien qu’il s'est choisi lui-même, quand il avait 6 ans. Et eux et leurs copains sont intarissables quand il s’agit d’analyser la récente hausse de la demande annuelle de jets.

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Le président Illuminev nous entretient du thème de son prochain cycle de conférences, qui le conduira à travers toute l’Europe, la Russie et les États-Unis, soit, comment « vendre la Crise » aux consommateurs paupérisé. Il s’agit pour lui de fournir des réponses adaptées et innovantes à la vague de sentiments négatifs apparus dans l’opinion vis-à-vis des supposés « responsables » des difficultés actuelles. Afin d’illustrer son propos, il entreprend de nous conter une histoire, celle de l’accordéoniste chinois qui chante La Banlieue de Moscou sur fond de fleuve en crue. Une histoire dont le sens profond est lié au caractère évidemment inexorable de la catastrophe :
« Je ne pense pas qu’il y ait eu vénalité ou corruption. Ce n’est pas un scandale au sens où nous l’entendons généralement. Le système n’a pas fonctionné comme il aurait dû. Le cadre réglementaire n’était pas adapté à ce que les gens faisaient. »

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7.
Comme nous parlons, un message tombe sur l’iPhone™ du jeune président : « A3 – Sort – Architecte – Tout de suite ». Il nous entraîne alors sur la principale terrasse de la maison, d’où nous pouvons apercevoir qu’un bulldozer a malencontreusement plié la Mercedes S. de la maîtresse de maison (qu’elle a customisé façon vilaine tôle et fait couvrir de tags™ par un Street Artist new-yorkais – c’est ça, le nouveau vintage !) Un petit homme d’aspect indistinct, sans doute l’architecte, agite les bras à notre intention, en signe d’impuissance.

Illuminev ne parait guère troublé. Haussant les épaules, il continue à parler (de solidarité, de la nécessité de dépasser les catégorisations arbitraires de type classes sociales, etc.) en admirant le parc. Non loin de la minuscule silhouette épileptique de l’architecte, notre attention est attirée par le ballet des travailleurs migrants en collant argent, engagés pour la journée afin de parcourir l’immense pelouse en brandissant à l’intention du petit Gab-Han’a, pour son anniversaire, de grosses étoiles en téflon doré synonymes de chance. Nous nous rendons compte qu’il va être temps de prendre congé. M. Illuminev me tend sa carte où on peut lire :
Chaos financier – un astrologue au secours de votre épargne.

Quel magnifique terrain, soupire-t-il, pensant déjà à son prochain départ. Cela me rappelle ce proverbe de mes aïeux mongols : « Il faut raser toutes les villes pour que le monde devienne une immense et moelleuse moquette où les mères dynamiques de la libre entreprise verront leurs enfants se rouler ».

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Avant longtemps, nous nous reverrons pour en consacrer une parcelle, comme suprême champ de repos. La victoire revient à celui qui tient le dernier quart d’heure. Une fois triée, vous verrez, on en fera de magnifiques colliers.
?
C’est triste et en même temps pas vraiment. Ainsi va le monde. Il s’agit d’apporter sa contribution. Nous avons tous une histoire à raconter.

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FIN DE LA DERNIÈRE PARTIE.
Sources: JEUDI 12.

1 commentaire:

Unknown a dit…

C'est incroyable. Je ne sais jamais trop quoi ajouter ou sur quoi digresser après vous avoir lus, sur le cul que je suis à chaque fois.

J'en ai lu, du roman d'anticipation, du cautionary tale, et de la nouvelle conceptuelle, mais tout ici n'est que familier, aucune resucée.