samedi 7 février 2009

NORD SUD - L’Automne à Beijing (épisodes 1 et 2)

1.
La châtelaine ne date pas d’hier. C'est-à-dire que ce ne n’est pas de vieux singes qui vont lui apprendre à faire des grimaces — cette remarquable inversion de l’adage trouvera son explication en son temps. À part ça, il s’agit d’une femme qui paraît largement moins de quarante ans, en forme, dynamique, ne lui demandez pas son âge. Sa profession ? Chasseuse de cool. Cool Hunter quoi !
« Balouga™ c’est l’adresse qui nous manquait », lance-t-elle en nous ouvrant la porte de son royaume.

Une porte coulissante unique de six mètres de large qui ouvre sur le patio orienté au sud, un généreux espace de circulation reliant la cuisine et l’entrée : la construction s’intègre dans son site parsemé de chênes avec toute la souplesse d’une cabane en rondins. Là, elle tente toutes les expériences, tous les mélanges de style et se laisse porter par l’inspiration. Sa philosophie — mélanger l’art et la Chine — n’a pu la séparer de son jouet favori : de robustes et souriantes plongeuses assorties à Bob l’Eponge™.

Au terme d’une interruption forcée de plusieurs mois, les derniers travaux battent leur plein. Concert de sons lourds et terribles, mélange de rugissements sauvages et de roulements de tonnerre (l’ouïe est de tous les sens, celui qui trouble l’âme le plus gravement). Dehors défile le long cortège de joyeux drilles éméchés, dont le chef de chantier ne manque ni de gaité ni de truculences.

« Après triage, on en fera de magnifiques colliers !
— Et les gens du quartier, que pensent-ils de votre attitude ? »


***

« Ma maison offrira des distractions et stimulera la créativité dans une atmosphère détendue, agréable et chaleureuse. »
Pour preuve s’ouvraient encore d'autres patios délimités par des écrans, les couleurs bleu pâle et avocat au cœur de son espace de vie — Connaître avec exactitude et dans le moindre détail tout ce qui vous environne : couverts, obstacles, espaces libres — Trouver sans cesse de nouveaux moyens de se débarrasser de son argent, la société voyant encore d’un mauvais œil la réussite sociale. Elle me glisse, en passant, qu’elle n’a plus rien à se mettre.
« J’ai travaillé dur pour faire quelque chose de cet endroit. Avec des moyens de fortune, comme ce mur, dont la structure indépendante chevauche mais ne touche pas la structure ancienne. »

Des coups violents à la porte de la maison.
« La vieille je vais me la faire ! Vous m’entendez ! Je vais la fumer ! Avec ses 96 ans, après deux ans de bagarre, c’est un taudis ! »

À en juger par ses démarrages impulsifs dans la cuisine (celle des pièces qui jouxte le plus évidemment la bâtisse d’origine), la signification profonde de cette maison (la grande) est l’ossature de la vieille dame, recomposée en colonnes tubulaires remplies de béton de 88 millimètres.

***

Elle ouvre la fenêtre, se met à crier. Bientôt, dans un crachement de fumée la pelleteuse s’arrête. Les tissus sèchent au vent et, tels des oriflammes. Le lessivage préventif donne un air de liesse à ce paysage désolé.
« On savait pas que vous étiez là ! lance un ouvrier stupéfait, elle cousue de mille souvenirs.
— Ma mère a vécu plus de 102 ans ! Plus que deux locataires !
— Vous n’avez pas l’impression de tourner en rond, de bloquer un projet à vous toute seule ? »


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2.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la situation est aujourd’hui beaucoup moins tendue qu’il y a encore deux ou trois mois. On peut même dire qu’entre la chasseuse de tendances multimillionnaire et l’aïeule obstinée qui avait fêté son cinquantième anniversaire avant la Révolution Culturelle, est finalement venu le temps de l’apaisement.

L’homme par qui s’est accompli ce petit miracle a pour nom Kirsan Illuminev. Vous avez peut-être entendu parler de lui comme du jeune président démocratique, depuis 1993, de la petite mais étonnement dynamique République kalmouke, membre de la Fédération de Russie.
« Quand, au milieu des années 90, j’ai créé ma Cité mondiale des échecs, se souvient ce chef d’État pas comme les autres, on m’a traité de fou mégalomane. Pourtant grâce à elle notre capitale, Elista, est désormais connue dans le monde entier. On s’est moqué de moi lorsque j’ai affirmé vouloir en faire un centre universel de vénération du Bouddha. En 2005, c’est à mon invitation que le Dalaï-lama a visité la Russie. On s’est encore moqué quand j’ai rendu obligatoire l’apprentissage des échecs dans toutes les écoles. Et après ? N’importe qui possédant une certaine connaissance du monde du sport, par exemple, est au fait de l’étroite corrélation qui existe entre la probabilité de voir émerger de nouveaux champions et, d’autre part, le nombre total de licenciés… »

Interrogé au sujet de certaines allégations formulées à son encontre, relatives, entre autres, à la disparition en 1998 de Mme Sonia L., M. Illuminev réagit avec bonhomie :
« Ces femmes russes hystériques écrivent des choses du genre : Avec ses deux yeux malicieux de Kalmouk, d’un vert de chat et d’une vivacité de rat, pistolet au poing, il courait en tout sens et faisait des aller et venues, cherchant de nouvelles victimes… Sans parler des préjugés, disons, ethniques ici à l’œuvre, qui irait prêter foi à pareilles histoires ? »

Mais la fonction de président de la République, toute passionnante qu’elle soit, ne saurait constituer une fin en soi pour un homme moderne qui, même au bout de seize années passées en poste, se sait dépendre du bon vouloir de ses actionnaires. Aussi Monsieur Illuminev a-t-il mis a profit son temps de loisir et ses nombreux déplacements à l’étranger afin d’entamer une fructueuse collaboration avec le User-Centered Design Group, centre de recherche privé fondé à Hillsboro, dans l’Oregon, en qualité de consultant. C’est à ce titre qu’il est présent ici parmi nous.

***

« L’U.C.D.G. a pour vocation de renseigner l’entreprise concernant ce que nous appelons les idiosyncrasies partagées d’un groupe de consommateurs donné, défini par une certaine appartenance ethnique ou religieuse, plus ou moins large, au sein de l’ensemble des marchés émergents. Par exemple, certaines firmes occidentales de vente à distance ou dont les produits, parfois fragiles, se présentent sous emballage scellé, ont été surprises de découvrir que dans beaucoup de pays d’Asie, la tradition veut qu’on n’achète jamais sans avoir préalablement palpé la marchandise… »
Ce quoi disant, Monsieur Illuminev se permet envers notre hôtesse un geste que d’aucun jugeront déplacé, provoquant de la part de cette femme forte et résolue, aguerrie par les luttes sans merci dans les affaires du secteur de la mode et du design, une réaction énergique consistant à claquer violemment sur les doigts du malotru la porte d’une armoire chinoise de mariage repeinte en rose pâle Farrow & Ball™ dans laquelle elle était en train de farfouiller (– à la recherche, nous dira-t-elle plus tard, d’un pistolet de calibre 38 dont elle comptait user afin de « faire comprendre à la vieille que réconciliées ou pas, fallait tout de même qu’elle se rappelle qui c’était la patronne »).

Illuminev masse en grimaçant sa main meurtrie.

« Ok, Sue Ling marque dix ! Vous connaissez ? C’est ce qu’on dit à la belotte. J’en parle dans mes séminaires. Je fais plein de conférences et de séminaires. J’explique à Sue Ling comment vendre aux Français, et aux Américains comment vendre à Sue Ling. Je suis un genre d’ethnologue, vous comprenez. Et si je vois que ça ne passe pas, alors je leur raconte L’histoire de l’accordéoniste chinois qui chante La Banlieue de Moscou sur fond de fleuve en crue…»

***

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.

La suite: DIMANCHE 8 et LUNDI 9.
Les SOURCES seront précisées dans un quatrième post (jeudi).

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